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qui remplace par l’énergie de l’âme cette plénitude de vigueur et cet harmonieux équilibre de forces qui caractérisent le héros antique. C’est l’homme du XIXe siècle condamné à naviguer toujours à travers vents et marées, à voyager by brighl or foul weather, et à lutter, sans perdre courage, jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent, et qu’il tombe brisé sur le champ de bataille de la vie.

Tennyson a composé un autre poème dont le sujet, également tiré d’Homère, a une signification terriblement moderne aussi. Les Lotophages sont en quelque sorte le revers de la médaille dont Ulysse est l’effigie. Les naufragés, ballottés par la tempête et fouettés par les pluies de l’orage, ont enfin abordé dans l’île où le lotus croît au bord des eaux. Qu’ils sont las et fatigués ! et comme ils aspirent au repos ! Ils mangent l’herbe magique, et elle leur donne plus que le sommeil. Le Léthé semble couler sur leur âme, les pulsations de leur cœur s’arrêtent, le souvenir ne leur apporte plus ni joies ni douleurs. Patrie, enfans, amis, foyers autrefois chéris, figures familières, tout leur est devenu indifférent. Ils célèbrent dans des chants d’une éloquence admirable le morne bonheur des cœurs éteints, la douceur qu’on trouve à ne pas aimer, le charme du repos stérile, la beauté de la nuit sans étoiles et l’horreur du jour lumineux. « Haïssable est le ciel au bleu profond, pavillon de la mer au bleu sombre. La mort est la fin de la vie. Ah ! pourquoi la vie ne serait-elle qu’un long travail ? Laissons tout souci : le temps marche rapidement, et avant peu nos lèvres seront muettes. Laissons tout souci ; qu’est-ce qui reste et qui dure ? Toutes les choses nous sont enlevées et deviennent des lambeaux, des haillons de l’effrayant passé. Laissons tout souci. Quel plaisir pouvons-nous trouver à lutter contre le mal ? Quelle satisfaction à fendre toujours la vague qui monte toujours ? Toutes les choses ont leur repos, et marchent en silence vers la mort ; elles mûrissent, tombent et meurent. Donnez-nous le long repos ou la mort, la noire mort ou le loisir plein de rêves… Assurément, assurément, le sommeil est plus doux que le travail, le rivage plus doux que les labeurs en plein océan. Matelots, frères, reposons-nous, nous ne naviguerons jamais plus. » Malgré la perfection classique du langage et la musique du rhythme, il est facile de distinguer dans ce poème les lamentations discordantes des âmes modernes affaiblies par l’excès du travail, brisées de soucis, et cherchant dans les puissans narcotiques et les herbes magiques la rêverie, l’insouciance et la paix.

Les Lotophages et Ulysse sont les deux pièces où M. Tennyson a le plus fortement exprimé les tourmens et les douleurs de son époque. La mention de ces deux poèmes nous conduit naturellement à