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« Est-ce bien toi qui es prosternée si bas, toi l’enfant d’un homme que j’honorais, heureux puisqu’il est mort avant ta honte ? Il est bien qu’aucun enfant ne soit né de toi. Les enfans nés de toi sont le glaive et le feu, la rouge dévastation et la violation des lois, la trahison des parens et les hordes impies des païens pullulant sur les rivages de la Mer du Nord ! Ces païens, pendant que Lancelot, mon bras droit, le plus puissant de mes chevaliers, m’est resté fidèle, je les ai anéantis sur cette terre du Christ dans douze grandes batailles sanglantes. Et sais-tu maintenant d’où je viens ? De combattre contre lui. Et lui, qui n’a pas craint de me blesser de la manière la plus déloyale, a trouvé encore en son âme assez de courtoisie pour ne pas lever la main sur le roi qui l’avait fait chevalier. Mais bien des chevaliers ont été tués ; beaucoup d’autres, tous ses parens et ses alliés, se sont réunis à ses côtés et ont tenu pour lui contre moi ; beaucoup d’autres encore, oublieux de l’honneur et du serment juré, se sont réunis autour de Mordred lorsque celui-ci leva l’étendard de la révolte, et il n’en reste plus qu’un petit nombre autour de moi. De ce petit nombre d’hommes fidèles qui m’aiment encore et pour lesquels je vis, j’en laisserai une partie pour te protéger dans les heures sinistres qui approchent, et empêcher qu’on ne touche à un seul cheveu de ta tête humiliée. Je sais, si les anciennes prophéties ne sont pas trompeuses, que je marche à la rencontre de ma destinée. Tu n’as pas fait ma vie si douce, que moi, le roi, j’aie grand souci de vivre, car tu as détruit l’œuvre qui fut l’objet de mon existence ! Pleure avec moi dans cette dernière entrevue, pleure, ne fût-ce que pour le bien de ton âme, le péché que tu as commis ! Lorsque les Romains nous quittèrent, que leur loi relâcha sa prise sur nous et que les grands chemins furent remplis de rapines, ici et là sans doute plus d’un acte de courage redressa plus d’un tort et plus d’une injustice ; mais je fus le premier de tous les rois à réunir en faisceau, autour de moi leur chef, les chevaliers errans de ce royaume et des royaumes voisins, dans ce bel ordre de la Table-Ronde, compagnie glorieuse, fleur de l’humanité, pour servir de modèle au monde et inaugurer noblement une nouvelle époque. Je leur fis poser leurs mains sur les miennes et jurer de respecter le roi comme s’il était leur conscience, et leur conscience comme leur roi, de détruire les païens et d’exalter le Christ, de rechercher partout les torts à redresser, de ne pas proférer de calomnie et de ne pas prêter l’oreille à la calomnie, de laisser doucement couler leur existence dans la plus pure chasteté, d’aimer seulement une vierge, de s’attacher à elle, et de l’adorer pendant des années pleines de nobles actions jusqu’à ce qu’ils l’eussent conquise ; car en vérité je ne connais pas sous le ciel de maître plus subtil que la passion virginale, non-seulement pour abattre ce qu’il y a de vil en l’homme, mais pour lui enseigner les grandes pensées, les aimables paroles de courtoisie, le désir de la renommée, l’amour de la vérité et tout ce qui fait un homme. Tout cela prospéra jusqu’au moment où je t’épousai, me disant en pensée : « Elle sera ma compagne, celle qui comprendra mes desseins et se réjouira de mes joies. » Puis vint ton honteux péché avec Lancelot, et puis le péché de Tristram et d’Yseult ; puis d’autres, suivant la trace de ces deux-là, mes plus puissans chevaliers, et tirant un honteux exemple de belles renommées, péchèrent aussi, jusqu’à ce qu’enfin j’aie obtenu le