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renouvela, au nom de sa femme, la proposition de se charger de sa petite-nièce, et l’enfant, alors âgée de cinq ans, fut envoyée à Paris au mois d’août 1811. » C’est cette enfant, Mlle Cyvoct, aujourd’hui Mme Lenormant, qui publie les Souvenirs de Mme Récamier. La tante a été une mère, une mère qui avait choisi sa fille. La fille, après trente-huit ans de vie commune et dix ans de mort, porte à sa mère adoptive une tendresse au moins filiale, autant d’admiration que de tendresse, et un ardent désir d’attirer encore aujourd’hui à l’objet de son culte, de la part de tout le monde, tous les hommages de cœur et d’esprit qu’elle lui offre tous les jours.

Il est presque également beau d’inspirer et d’éprouver un sentiment si passionnément tendre et fidèle. Fût-il seul, ce fait suffirait pour donner au livre qui le retrace un caractère rare et un vif intérêt ; mais un autre fait plus singulier s’y rencontre à chaque page. Cette admiration passionnée, cette affection constante, ce goût insatiable pour sa société, sa conversation, son amitié, Mme Récamier les a inspirés non-seulement à sa fille adoptive, à ses relations intimes, mais à tous ceux qui l’ont approchée et connue, aux femmes comme aux hommes, aux étrangers comme aux Français, aux princes et aux bourgeois, aux saints et aux mondains, aux philosophes et aux artistes, aux adversaires comme aux partisans des idées et des causes qui avaient sa préférence, bien plus, à ses rivales dans les affaires de cœur presque autant qu’à ceux-là mêmes dont elle leur enlevait la possession.

Je veux rappeler et réunir autour de cette idole ses principaux et très divers adorateurs. Ce cortège peut seul donner une juste idée de son charme et de son empire.

Mme Récamier entra dans le monde à une époque triste et impure, sous le régime du directoire, c’est-à-dire des conventionnels après le règne et la chute de la convention, républicains sans foi, révolutionnaires décriés, lassés et corrompus, mais point éclairés ni résignés, exclusivement préoccupés de leur propre sort, se sentant mourir et prêts à tout faire pour vivre encore quelques jours, des crimes ou des bassesses, la guerre ou la paix, ardens à s’enrichir et à se divertir, avides, prodigues et licencieux, et se figurant qu’avec l’échafaud de moins, un laisser-aller cynique et des fêtes interrompues au besoin par des violences, ils détourneraient la France renaissante de leur demander compte de leurs hontes et de ses destinées. Les désordres et les périls de la révolution avaient mis la famille de Mme Récamier en rapport avec quelques-uns des hommes importans de ce régime : Barrère venait chez ses parens, elle allait quelquefois aux fêtes de Barras. Sa nièce prend avec raison grand soin de dire « qu’elle resta tout à fait étrangère au monde du directoire,