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contemporains, Canova, a fait un buste charmant de Mme Récanner. Elle ne le lui avait point demandé : pendant son premier séjour à Rome en 1813, elle avait beaucoup vu Canova, et lui avait témoigné, avec toute la séduction qu’elle y savait mettre, toute son admiration et pour les ouvrages de l’artiste quand elle visitait son atelier, et pour lui-même, lorsque établie à Albano, dans la maison qu’occupait Canova, elle s’était faite à la fois son hôte et sa ménagère, recevant de lui l’hospitalité du toit, et lui donnant à son tour, ainsi qu’à son inséparable frère, l’abbé Canova, celle des repas. Le grand artiste, qui avait l’esprit fin, enjoué, ouvert, avec des manières simples, et presque aussi sensible à l’agrément de la conversation qu’à l’attrait de la beauté, fut charmé de ces avances faites avec tant de grâce, et qui le flattaient dans le culte de son art, en animant, sans la troubler, la paix de sa vie. Il se plaisait à voir Mme Récamier parer son atelier, à la regarder, à causer avec elle, à s’entendre louer par elle, et il prit pour elle une très tendre amitié. Elle le quitta vers la fin de 1813 pour aller passer l’hiver à Naples. Quand elle revint à Rome, Canova et son frère l’abbé l’engagèrent à venir voir, dans son atelier, ses nouveaux ouvrages ; elle s’y rendit avec empressement ; elle regardait, elle admirait, elle louait ; Canova et son frère semblaient distraits et touchés de quelque préoccupation mystérieuse. On entra dans le cabinet particulier de l’artiste, on s’assit ; Canova, avec un mouvement de satisfaction impatiente, tira un rideau vert qui fermait le fond de la pièce, et deux bustes de femme modelés en terre apparurent, l’un coiffé en cheveux, l’autre la tête à demi couverte d’un voile : l’un et l’autre reproduisaient les traits de Mme Récamier. « Voyez si j’ai pensé à vous (mira se ho pensalo a lei), » lui dit Canova avec une effusion joyeuse et s’attendant à un juste retour de surprise reconnaissante. L’artiste connaissait mieux les secrets de la beauté que ceux du cœur et de l’esprit d’une femme. Mme Récamier, qui se savait très belle et s’était, à coup sûr, beaucoup regardée elle-même, ne se trouvait pas une beauté régulière, purement grecque, et faite pour conserver sous le marbre tous ses avantages. Cette personne si soigneuse de plaire, si touchée des hommages et si gracieuse pour ceux qui les lui rendaient, n’eut pas en ce moment assez d’empire sur elle-même pour dissimuler à Canova l’impression peu agréable qu’elle recevait de ce buste, œuvre d’une tendre mémoire. L’amour-propre de la femme n’était pas content, celui de l’artiste fut blessé ; on ne parla plus du buste, et plus tard Mme Récamier, qui voulait sans doute réparer sa faute, en ayant demandé à Canova des nouvelles, « il ne vous avait pas plu, lui répondit-il, j’en ai fait une Béatrice. » Ce fut en effet sous le nom de la Béatrice de Dante que Mme Récamier