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Avez-vous remarqué, Jacques, comme il y a de petits fragmens qui représentent une grande roche avec ses arêtes, ses cavernes et ses cristallisations ? Oui, oui, vous devez avoir remarqué cela, vous qui avez l’œil à ces choses.

— Il est tout simple que je l’aie remarqué, lui répondis-je en me remettant avec un dépit secret au diapason de sa tranquillité d’esprit ; j’ai fait souvent l’état de casseur de pierres sur les chemins, et il faudrait être aveugle pour ne pas connaître des yeux ce que l’on manie du matin au soir ; mais une chose m’étonne, c’est qu’une demoiselle comme vous s’en occupe tant et sache plutôt ce qu’il y a dans le cœur d’un rocher que ce qu’il peut y avoir dans celui d’un homme.

— Pourquoi dites-vous cela ? me demanda-t-elle en me regardant avec surprise, mais sans inquiétude ni dédain. Est-ce parce que je n’ai pas compris votre chagrin à propos de l’indifférence prétendue de votre femme ?

— Oui, justement, demoiselle, c’est à cause de ça !

— Eh bien ! je vous répondrai, car vous avez de l’esprit, et vous me comprendrez. De même que cette petite pierre renferme tous les élémens dont se compose la grande roche dont elle est sortie, de même le cœur d’un homme ou d’une femme est un échantillon de tout le genre humain. Dans les pierres, il y a un fonds commun composé de quelques substances premières, qui se combinent à l’infini pour former ces différens minéraux auxquels on a donné trop de noms et dont on a fait trop de divisions, encore assez mal établies. On a fait un peu de même pour expliquer le cœur humain. On a embrouillé les choses au point que les gens qui s’aiment, comme votre femme et vous par exemple, ne se comprennent plus, et s’imaginent être deux personnes différentes ayant un secret impénétrable l’une pour l’autre. L’une s’étonne d’être aimée froidement, l’autre de ne pas être devinée dans ce que son amour a de pur et de fidèle : toutes deux se méconnaissent. Or ce qui vous arrive arrive à bien d’autres. Je sais des gens qui cherchent à se deviner, et qui se donnent un mal étonnant pour n’en pas venir à bout. C’est parce que, savans ou simples, nous en cherchons trop long dans le livre du bon Dieu. Si nous nous disions bien que nous sommes tous sortis de la même pâte comme les pierres du sein, de la terre, nous reconnaîtrions que la différence des combinaisons est dans tout, et qu’elle est bonne, que c’est elle qui prouve justement que tout ne fait qu’un, et que cent ou cent mille manières de s’aimer et de s’entendre montrent qu’il y a une grande et seule loi, qui est de s’entendre et de s’aimer. C’est par l’étude des pierres, des plantes, et de tout ce qui est dans la nature, que je me suis fait cette tranquillité-là, mon