Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/567

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faire apprécier et chérir ? Que diable ! je ne suis amoureux d’aucune femme, moi, Dieu merci ! mais si j’aspirais à une femme comme elle, je serais plus modeste que vous ; je ne lui ferais pas un crime d’avoir passé cinq ans sans idolâtrer mes perfections. Je me dirais qu’apparemment j’en avais fort peu, ou que je n’ai pas su m’y prendre pour les faire goûter, et je ne serais pas effrayé de passer encore cinq ans à ses pieds dans l’espoir d’un bonheur que je tâcherais de mieux mériter.

Junius parlait avec tant d’animation qu’il me passa par la tête qu’il était amoureux de Love ; mais à coup sûr il ne s’en doutait pas lui-même, car il continua à me retenir et à me prêcher jusqu’à ce qu’il me vît convaincu, résigné et repentant. Il avait mille fois raison, l’excellent jeune homme ! Avec son bon sens pratique et sa rectitude de jugement, il me montrait la route que j’eusse dû suivre, et qu’il était temps de suivre encore. Sa réprimande se trouvait d’accord avec le reproche d’orgueil que Love m’avait adressé deux heures auparavant, et avec les remords qui m’avaient obsédé et rendu furieux contre moi-même et contre elle en même temps.

XXVI.

Quand j’eus conduit Junius jusqu’à la porte de l’hôtel, et après qu’il m’eut renouvelé sa promesse, je retournai dans la montagne. Je ne voulais et je ne pouvais donner aucun repos à mon corps avant d’avoir reconquis celui de l’âme. Les paroles de M. Black avaient essentiellement modifié mon émotion ; mais j’étais accablé par sa raison plutôt que convaincu par ma conscience. Certes il était entré beaucoup d’orgueil dans mon amour, mais aussi l’on me demandait trop d’humilité, et je ne pouvais accepter l’état d’infériorité morale où l’on voulait me reléguer. Pour me punir de m’être cru trop grand en amour, on voulait me faire trop petit, et on semblait me prescrire de demander pardon pour avoir trop souffert et trop aimé !

Pourtant quelque chose de plus fort que ma révolte intérieure me criait que Love valait mieux que moi. Elle avait souffert sans se plaindre ; elle avait sauvé son frère, et moi, j’avais laissé mourir ma mère !… Peut-être même avais-je hâté sa mort par mon impuissance à cacher mon désespoir. Ce remords m’avait souvent tenaillé le cœur, et, pour m’y soustraire, j’accusais Love d’avoir causé le mal en causant ma faute ; mais cela était injuste, puisque Love ne m’avait jamais trahi, et la faute retombait sur moi seul.

Alors je retombais moi-même dans le découragement. Pouvait-elle m’aimer coupable et lâche ? Si elle m’acceptait pour époux, ne