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— Pourquoi cela ?

— Parce que je ne pense pas qu’il m’aime assez pour revenir dans un pays qu’il n’aimait plus du tout.

— Que dites-vous là ? Pourquoi ce doute, mademoiselle ?

— S’il m’eût aimée, il n’eût pas douté de moi, et il serait revenu plus tôt.

— C’est ce que je lui ai dit, repartit ingénument M. Black ; mais il assure que…

— Ah çà ! vous l’avez donc vu ? s’écria Love en faisant le mouvement involontaire, mais aussitôt comprimé, de me regarder.

— Oui, je l’ai vu,… répondit Junius avec embarras. Je l’ai vu,… à Clermont, je crois.

— Vous croyez ? reprit Love en riant : vous n’en êtes pas sûr ? N’importe, mon cher monsieur Black ; vous l’avez vu, je le crois, puisque vous le dites, car vous ne savez pas mentir. Eh bien ! vous a-t-il parlé de moi ? Que vous a-t-il dit de moi ?

Je faisais des yeux si terribles au pauvre Junius qu’il perdit contenance et bégaya au lieu de répondre.

— Tenez, reprit Love, je le sais, ce qu’il vous a dit ; il me semble que je l’ai entendu, et que je peux vous le redire mot pour mot. Il dit que je n’ai pas de cœur, que je ne suis pas capable d’aimer, que je suis trop à mes parens et à mes études pour être digne de le comprendre et capable de le rendre heureux. N’est-ce pas cela ?

Et comme Junius, de plus en plus interdit et troublé, ne trouvait rien à alléguer pour ma défense, elle ajouta : — Si vous le revoyez à Clermont ou ailleurs, dites-lui, mon cher monsieur Black, que je l’ai aimé plus longtemps et mieux qu’il ne le méritait, puisqu’il n’avait pas confiance en moi, ou qu’il l’a perdue avant de vouloir se soumettre à l’épreuve du temps. Que sais-je à présent des autres amours qui ont rempli sa vie durant tant d’années ? J’aimais un jeune homme sans grand avoir et sans grande expérience, aussi naïf que moi à bien des égards, capable de comprendre par momens mes devoirs personnels et de partager un jour mon humble bonheur. À présent Jean de La Roche est riche, instruit ; il doit connaître le monde, et la vie facile, et les amours que je ne comprends pas, et les femmes à belles paroles et à grandes passions, auprès desquelles je ne lui paraîtrais plus qu’une vieille fille desséchée par les veilles et adonnée à des études rebutantes chez une personne de mon sexe.

— Mais ne croyez donc pas cela ! s’écria enfin Junius avec feu. Il dédaignera d’autant moins une femme savante qu’il est savant lui-même. Ce sont les ignorans qui ont peur de la supériorité d’une femme, ce sont les imbéciles qui demandent une compagne bornée, ce sont les sots qui veulent jouer le rôle de pacha et jeter le mou-