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sous le rapport de la salubrité, que je m’attendais à voir dans cette ville comme un grand cimetière où se promèneraient des ombres d’hommes tremblant leurs fièvres ; mais il n’en est pas ainsi. Les nègres qui forment la majorité de la population d’Aspinwall ont un air de santé et de contentement qui réjouit le cœur ; ils se trouvent là dans un pays semblable à celui d’où sont venus leurs pères, et, comme les plantes tropicales, ils végètent luxurieusement dans cette terre grasse et marécageuse réchauffée par un soleil de feu. Quant aux blancs et aux Chinois, ceux qui ont pu résister à la terrible fièvre semblent soutenus ou même guéris par cette ardente avidité qui seule a pu leur permettre d’aller planter leur industrie dans le royaume même de la mort. Un feu sombre brille dans leur regard presque féroce, et éclaire leurs visages jaunes et amaigris. Leurs mouvemens saccadés et nerveux montrent qu’ils ne vivent pas de la vie naturelle de l’homme, et qu’ils ont sacrifié au gain tout sentiment de bonheur tranquille. Le père qui amène ses enfans dans cette ville en tue l’un ou l’autre aussi sûrement que s’il leur plongeait un couteau dans le cœur, mais il n’hésite pas, et, bravant pour lui et pour les siens l’insalubrité de ce terrible climat, il s’en va, calme et résolu, attendre à Aspinwall les oiseaux de passage que ses risques mêmes lui donnent le droit de dépouiller. Il peut mourir à la peine ; qu’importe ? S’il a été soutenu par la sombre énergie du gain, il peut se retirer quelques années après à New-York ou à Saint-Louis, veuf ou privé de ses enfans, mais puissamment riche. Partout ici on retrouve le culte effronté de l’or. Le plus grand édifice de la ville est l’hôpital. Un malade peut s’y faire transporter moyennant 100 francs d’entrée et 25 francs par jour ; sinon, qu’il se fasse déposer à la porte et qu’il meure !

La grande rue d’Aspinwall présente un aspect étrange : des pavillons et des banderoles flottent devant toutes les maisons comme dans une rue de Pékin ; des blancs, des nègres, des Chinois crient, gesticulent et se battent ; des enfans tout nus se roulent dans la poussière et dans la boue ; des cochons, des chiens et jusqu’à des moutons dévorent côte à côte d’innombrables ordures que les vautours, perchés sur le bord des toits, contemplent d’un œil avide ; des singes attachés hurlent, des perroquets et des perruches poussent leurs cris stridens : c’est une étrange cohue, dans laquelle on ne s’engage qu’avec une sorte de frayeur. Les Indiens seuls manquent dans cette Babel. Effarouchés par les envahisseurs de leur pays, ils osent à peine rôder timidement autour de cette ville, qui s’est élevée comme par enchantement au milieu de leurs marécages.

Le drapeau, tricolore de la Nouvelle-Grenade flotte sur une maison d’Aspinwall ; mais l’autorité grenadine, loin de gouverner, doit se