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un immense détour de 9,600 kilomètres. Jusqu’à ce jour, la compagnie de l’isthme n’a eu qu’une seule concurrence à redouter, celle des bateaux à vapeur du lac de Nicaragua, et même, grâce aux pirateries de Walker, grâce aussi à certaines intrigues qui ne sont pas encore parfaitement dévoilées, cette concurrence a complètement cessé pendant quelques années. Tôt ou tard néanmoins, les voies ferrées interocéaniques de Téhuantepec, de Honduras, de Costa-Rica, seront achevées, et il se peut aussi que la Nouvelle-Grenade, justement irritée de ce que la compagnie de Panama ne lui paie pas l’intérêt annuel convenu, permette à une compagnie rivale de construire un autre chemin de fer entre les deux mers. Il est évident que cet isthme allongé, qui se ploie si gracieusement entre les deux Amériques sur une longueur de 2,200 kilomètres, et sépare de son étroite bande de verdure les immenses nappes bleues des deux grands Océans du monde, ne doit pas rester une solitude effrayante où çà et là germent des embryons de ville. Un jour, les peuples de la terre s’y donneront rendez-vous, des Constantinoples et des Alexandries se bâtiront à l’embouchure de ses fleuves, ses marécages se transformeront en champs fertiles, et le volcan Momotombo recevra mieux les agriculteurs que les missionnaires qui jadis allaient lui porter les eaux du baptême[1].

Je désirais aller jusqu’à Panama pour voir l’isthme dans toute sa largeur, et contempler les eaux de l’Océan-Pacifique ; mais j’aurais dû attendre pendant un jour et une nuit le départ d’un train, et j’avoue que ce séjour dans un hôtel construit sur le bord d’un marécage me souriait fort peu. D’ailleurs j’avais hâte d’arriver au pied de la Sierra-Nevada, but principal de mon voyage, et je dis adieu à mes compagnons de traversée[2]. Le bateau à vapeur anglais qui fait le service régulier des côtes de la Nouvelle-Grenade ne devant passer que dans une douzaine de jours, je m’empressai d’aller au port, afin de m’enquérir d’une goélette en partance pour Carthagène. J’aperçus fort heureusement une petite coquille de noix qui levait l’ancre ; je n’eus que le temps d’envoyer chercher mes malles, de me jeter dans un esquif, de grimper à bord de la goélette, qui déjà commençait à louvoyer en face d’Aspinwall ; je descendis dans

  1. Voyez, dans la Légende des Siècles de M. Victor Hugo, la pièce de vers qui a pour titre les Raisons du Momotombo.
  2. Réunis le lendemain 17 août 1855 aux neuf cents passagers du steamer de New-York l’Illinois, ces voyageurs se doutaient peu qu’ils auraient à soutenir un siège en règle contre les habitans de Panama, et que dix-sept d’entre eux seraient tués par le couteau. Un Américain ayant volé une pastèque tira un coup de revolver sur le Panameño qui voulait la lui reprendre. Ce fut le signal du combat. Les Américains vaincus furent obligés de battre en retraite, et ne furent sauvés que grâce à l’intervention de la police et de la force armée.