Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/680

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gouverné la situation que l’ambition de l’empereur Nicolas lui créait en Orient ? Comment, si la France était atteinte au moindre degré des passions de 1806, l’Angleterre aurait-elle traversé la violente épreuve du soulèvement de l’Hindostan ? Mais aussi, sans le concert d’intentions et d’action avec l’Angleterre, la France aurait-elle pu briser les derniers anneaux de la chaîne appelée sainte-alliance, et défendre sur les bords de la Mer-Noire l’équilibre européen ? Et si l’Angleterre se ressentait encore des passions du congrès de Vienne, la France aurait-elle pu librement passer les Alpes et aller avec sécurité raviver sur la terre italienne les souvenirs de gloire qu’elle y avait laissés ? C’est à quoi a servi la bonne intelligence entre la France et l’Angleterre. Ce que produiraient des sentimens contraires entre les deux pays, il ne convient pas de l’esquisser, même par hypothèse. Un pessimisme que l’esprit de parti, dans ses derniers aveuglemens, n’excuserait pas pourrait seul envisager de sang-froid les conséquences d’un retour quelconque aux pensées qui ont produit les luttes du blocus continental. Il n’est pas possible au citoyen le plus indifférent de songer à de telles extrémités sans frémir. Par quelque barrière infranchissable qu’il soit séparé de la politique officielle, il ne peut se tenir pour étranger à ce qu’elle décide et à ce qu’elle entreprend. Il ne peut renoncer à sa raison et à sa prévoyance pour s’enfermer dans ses ressentimens. On n’émigre pas plus de sa pensée que de sa personne, parce qu’on est à jamais hors de la vie publique, et il n’y a pas deux patries. Quoi qu’on pense de l’organisation ou de la conduite du pouvoir, que la France soit libre ou non, la France, en paix ou en guerre, est toujours la France, et s’isoler de ses périls serait un effort odieux et vain. On ne saurait donc, si peu que soit apercevable à l’horizon la chance de certaines calamités, ni se contenir, ni se taire. Lorsque nous étions jeunes, ceux qui nous avaient précédés dans la vie parlaient souvent des temps affreux qu’ils avaient vus, et invoquaient, pour nous avertir, les souvenirs de 1793. Les vieillards d’aujourd’hui n’ont pas de moins tristes souvenirs à retracer. Les passions révolutionnaires sont redoutables ; les passions aveuglément belliqueuses ne le sont pas moins, et elles amènent des maux aussi grands et moins réparables que ceux d’une sanglante anarchie. Nous aussi, nous avons vu des choses qu’il ne faut jamais revoir, et les écrivains qui, par une certaine vanité de polémique, semblent chercher à ranimer des défiances et des animosités que nous croyons ensevelies a jamais nuisent à ce qu’ils servent, ignorent ce qu’ils provoquent, et cherchent à faire rétrograder la France vers des temps de terrible mémoire.


CHARLES DE REMUSAT.