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la puissance des événemens supplée au nombre des années. Dans les révolutions en effet, les années sont quelquefois des demi-siècles ; le monde tout entier vit d’une vie plus rapide, si bien qu’après l’effroyable bourrasque le jour vient où il se retrouve debout, ne sachant plus où il en est, séparé du passé par un abîme, se croyant peut-être exempt de vices parce qu’il n’a plus ceux d’autrefois, et n’ayant plus dans tous les cas les mêmes lois, les mêmes goûts, les mêmes mœurs. Telle a été un peu la situation de la société française vis-à-vis de cette seconde partie du dernier siècle qu’on voit déjà se précipiter vers le gouffre d’où doit sortir le monde moderne.

Le XVIIIe siècle finit en 1789. Ce qu’on a vu depuis de l’ancienne société n’était plus qu’un souvenir, une dernière expression d’un monde à jamais évanoui, une tradition continuée un peu de temps encore et presque dépaysée dans un monde nouveau. On n’en verra plus l’image vivante et parlante. L’esprit de cette époque, ses manières de vivre, ses élégances, ses corruptions, ses caractères et ses folies, on ne les retrouvera plus que dans les livres, dans l’histoire, où se fait le souverain partage du bien et du mal. Là seulement on peut voir reparaître ce temps, et ce qu’on en peut dire de mieux peut-être, c’est en définitive ce que Mme Du Deffand dit de la maréchale de Luxembourg : « Si on pouvait séparer l’ivraie d’avec le bon grain, on aurait de l’excellent et du détestable ; mais ces deux choses réunies ne sont pas propres à faire du bon pain quotidien. » Ce XVIIIe siècle, qu’une incomparable catastrophe a si terriblement scellé dans son tombeau, ce siècle est, à vrai dire, un insaisissable Protée qui fuit sous le regard et offre à la fois une multitude d’aspects. Il y a en quelque sorte deux XVIIIe siècles : l’un tout enivré de systèmes et de spéculations, audacieux par l’intelligence, frondeur au nom de la raison humaine, qui proclame son avènement ; l’autre tout perdu de licence, de dépravation et de vices fastueux, qui fait bonne chère et semble mettre toutes ses croyances dans un mot d’un des personnages de l’époque : « Le souper est une des quatre fins de l’homme ; je ne me rappelle plus quelles sont les trois autres. » Le XVIIIe siècle cependant n’est tout entier ni dans les déclamations philosophiques, ni dans les petits soupers, pas plus qu’il n’est dans le décousu de la politique extérieure ou dans l’affaissement d’une vieille monarchie transformée par degrés en monarchie asiatique ; il est en tout cela si l’on veut, mais il n’y est que partiellement ; il est surtout dans le monde, dans cet ensemble social dont les mémoires et quelques correspondances reproduisent le mouvement et la confusion. La vie mondaine est le vrai cadre du XVIIIe siècle, car là on voit tout, les principes philosophiques faisant leur chemin à côté des frivolités licencieuses, les hardiesses de l’opinion se mêlant aux excès de la monarchie la plus absolue, la main des