Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/729

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La scène des enfers, au second acte, est quelque chose d’unique dans l’histoire de la musique dramatique. Jamais compositeur n’a produit, avec des moyens aussi simples, un plus grand effet. Ce n’est pas la hideuse et sanglante terreur de l’enfer des chrétiens que Gluck a voulu nous peindre, mais le triste séjour privé de lumière où habitent la mort, le travail, le sommeil et les mauvaises joies du cœur…

Pallentesque habitant morbi, tristisque senectus
Et metus, et malesuada fames, ac turpis egestas…


Un chœur de démons placés à l’entrée de l’Érèbe s’étonne de voir un vivant pénétrer dans un pareil séjour :

Quel est l’audacieux
Qui dans ces sombres lieux
Ose porter ses pas ?


Ce chœur à quatre parties, presque toujours écrit à l’unisson et d’une sauvage beauté, est suivi de mouvemens d’orchestre qui accompagnent la pantomime des démons. Cette introduction forme un contraste saisissant avec l’air que chante Orphée pour attendrir ces gardiens impitoyables du Tartare :

Laissez-vous fléchir par mes pleurs,
Spectres, larves, ombres terribles !


Ce chant admirable est brusquement interrompu par un non terrible que profèrent les démons, et dont l’effet puissant a inspiré à Rousseau quelques pages de haute critique dignes d’une si belle conception. Une seconde strophe du chœur amène un nouvel air que chante Orphée :

Ah ! la flamme qui me dévore
Est cent fois plus cruelle encore,


plainte douloureuse qui touche les démons, qui finissent par s’écrier :

Quels chants doux et touchans !
Quels accords ravissans…
Il est vainqueur.


Ainsi se termine cette scène incomparable, qui vous pénètre l’ame d’une douce terreur.

Le troisième acte, d’une couleur entièrement opposée à celui que nous venons de décrire, présente le tableau des champs élyséens, où les âmes heureuses se promènent silencieusement par groupes d’élection, formés sans doute par la conformité des souvenirs emportés de la terre. J’avoue à ma honte que de tous les paradis qu’on nous a fabriqués depuis Homère et Virgile, c’est encore celui du paganisme qui me sourit le plus. Une symphonie adorable, dont il est impossible de rendre par la parole le murmure caressant, circule à travers les retraites ombreuses et enchante l’imagination. Orphée y pénètre à pas lents et exprime son ravissement par quelques