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et dans ses réactions à peine avouées. Le langage lui-même n’a-t-il pas subi l’empreinte de cette disposition générale ? Est-ce uniquement le mauvais goût, l’oubli des grands modèles ou l’impuissance de les imiter qui ôte si souvent à nos productions littéraires cet admirable cachet de précision et de sécurité qui était, à un degré si remarquable, l’apanage de nos écrivains d’autrefois ? L’absence de cette précieuse qualité ne tient-elle pas en grande partie à ce que, faute d’une conviction bien arrêtée, on s’étudie à multiplier sous sa plume ces nuances et ces clairs-obscurs qui permettent à l’écrivain moderne d’espérer que, s’il se trompe, il ne se trompe pas tout à fait ? On dirait que toutes les fois que nous affirmons, nous nous y prenons de manière que la négation puisse rentrer par une porte de derrière dans notre affirmation même. Pour ne pas être injuste envers notre siècle, il faut ajouter que l’expérience de la vie rend naturellement les hommes prudens et circonspects, et qu’au XIXe siècle nous sommes vieux d’expériences de tout genre, qui sont loin d’avoir toujours été heureuses.

Mais il est une raison plus puissante encore qui explique cet état présent des esprits, et qui nous fait un devoir de ne parler qu’avec circonspection de ce que notre siècle est en réalité, de ce qu’il fait et de ce qu’il vaut : c’est qu’en 1859 nous sommes encore au commencement de la période morale qui s’appellera dans l’histoire le XIXe siècle. Nous oublions souvent, sous l’influence d’une illusion facile à comprendre, que l’histoire réelle n’est pas du tout soumise à notre calendrier. Il n’y a qu’un parallélisme inexact entre notre division abstraite de l’histoire par siècles et la division qui résulte des choses elles-mêmes en dehors de leur date. Le XVIe siècle, par exemple, ne finit pas le 31 décembre 1599 ; il se prolonge pendant toute la durée du règne de Henri IV. Le couteau de Ravaillac, en empêchant ce prince de prévenir la guerre de trente ans, fait même qu’en réalité le XVIIe siècle ne commence qu’avec le traité de Westphalie. Alors seulement on peut être certain que, des deux grandes puissances religieuses qui se sont disputé l’Europe au XVIe siècle, aucune n’est encore capable d’absorber l’autre, et que l’obligation de vivre côte à côte est devenue inévitable. Si l’on adopte ce point de vue, le XVIIe siècle français sera aussi court que brillant ; il finit avant le roi qui lui doit sa gloire : il nous semble qu’il finit le 2 décembre 1688, le jour où Jacques II aborde en France, victime de la lutte qu’il a engagée contre les libertés de l’Angleterre, et venant chercher un refuge à l’ombre d’un trône qui fut pour lui un funeste idéal. À cette date, les grandes œuvres littéraires et philosophiques du siècle sont terminées pour la plupart. Il n’a plus grand’chose à apprendre au monde, et pour la première fois l’Europe