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Devant ce contraste des deux systèmes politiques qui ont été ceux de l’Angleterre, l’un qui dominait avant 1815, l’autre qui a prévalu depuis, nous n’avons pas à nous demander seulement celui qui est préférable au point de vue des intérêts français ; nous avons à décider nous-mêmes quel est celui que l’Angleterre devra définitivement suivre ou abandonner. Entre les deux, c’est nous en quelque sorte qui avons à choisir. Ce sont là les véritables termes de la question politique qui nous est posée en ce moment. Déjà l’Angleterre, inquiète sur sa sécurité, à tort sans doute (mais entre grandes nations il n’est pas permis de discuter les raisons d’un souci semblable), s’arme à sa façon, c’est-à-dire en faisant appel au sentiment public et à la coopération volontaire des citoyens. Tout en regrettant qu’une telle préoccupation se soit emparée du peuple anglais, nous ne croyons rien avoir à y redire, et nous souhaitons au contraire que l’Angleterre ait assez construit de vaisseaux blindés et de rams, ait assez fortifié ses côtes et ses arsenaux, ait organisé assez de compagnies de riflemen ou d’artilleurs volontaires pour se croire en sûreté chez elle, et avoir le sentiment qu’elle n’existe pas, comme disent ses journaux, on sufferance, par tolérance. Moins alarmée, elle sera moins vétilleuse, plus clairvoyante et plus juste. Pourtant, avec la connaissance que nous avons du tempérament politique du peuple anglais, nous ne nous dissimulons pas qu’il lui sera difficile de supporter longtemps dans l’inaction les dépenses d’un armement extraordinaire. Les Anglais n’ont aucun goût pour les dépenses qui consument le capital improductivement. Ils n’ont pas l’indifférence des nations despotiquement gouvernées du continent pour le gaspillage des deniers publics. Ils n’oublient jamais que le capital est du travail accumulé ; ils savent que le capital dévoré en armemens militaires, c’est du travail détruit et qui s’en va en fumée. Si ce capital est le produit de l’impôt, ils calculent le fardeau qui est stérilement infligé aux classes laborieuses ; s’il provient de l’emprunt et augmente la dette publique, ils s’inquiètent du travail qui sera aussi stérilement et à perpétuité imposé aux générations futures pour en servir l’intérêt. Industriels et commerçans, la tranquillité du présent ne leur suffit pas : ils ont besoin d’une longue confiance pour se livrer aux opérations de l’esprit d’entreprise. L’Angleterre armée ne sera plus alarmée, mais elle aura hâte d’en finir avec un état de choses qui lui semblerait incertain et précaire. C’est alors qu’elle nous paraîtrait dangereuse, si, par une folle imprudence, on la provoquait à revenir au système des Chatham et des Pitt. Certes nous avons intérêt à ne pas oublier que la politique anglaise ne se pique point de logique, et qu’il lui serait moins difficile qu’on ne pense de rétrograder par un brusque saut vers cette tradition qu’elle a rompue depuis 1815, vers ce temps où, réformes intérieures, finances, principes libéraux, elle faisait tout céder aux intérêts de sa politique extérieure et de la guerre à outrance. Si esseulée qu’elle paraisse aujourd’hui dans le système des alliances européennes, nous ne nous fierions pas plus à la durée de son isolement qu’à la constance de ces sympathies de nos rivaux naturels du continent que nous croyons avoir conquises, chez les Russes à l’Aima et à Sébastopol, chez les Autrichiens à Magenta et à Solferino.

Nous prévoyons donc des épreuves délicates pour notre politique étrangère,