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l’abondance à ces champs dévastés, à ces sillons arrosés de sang et de larmes. Dans ces campagnes tranquilles et mystérieuses, on comptait à peine quelques routes de première classe, et encore aucune diligence n’y faisait voler la poussière en été ; on n’y rencontrait que de nombreuses bandes de bœufs en marche vers Paris et les charrettes des messagers qui s’en allaient cahotant d’une ornière dans l’autre. En revanche, le piéton voyait s’ouvrir devant ses pas une foule de charmans petits chemins ombreux et solitaires dans lesquels il faisait bon rêver en se promenant.

Par un de ces sentiers étroits bordés de chênes émondés et serpentant le long des collines, comme on en trouve beaucoup dans l’arrondissement de Cholet, passaient un soir tumultueusement dix ou douze bœufs de haute taille. Le paysan qui les conduisait, jeune homme robuste aux cheveux noirs, au profil sévère, essayait de calmer leur ardeur en sifflant ; mais on était aux premiers jours de juin, et quoique le soleil fût près de se coucher, la mouche piquait encore les grands bœufs fauves, qui secouaient leurs têtes, mugissaient avec bruit et se poussaient en désordre. Une pente rapide les ayant fait arriver à l’extrémité du chemin, les bêtes haletantes se mirent à entre-choquer leurs cornes en se jouant, tandis que leur maître, traversant le troupeau sans crainte, ouvrait la barrière d’une vaste prairie baignée dans sa longueur par un ruisseau dont une double rangée d’aulnes marquait le cours. Les bœufs alors se précipitèrent dans le pré, et, après s’être désaltérés dans l’eau limpide et fraîche, ils se mirent à tondre paisiblement l’herbe verte. Le paysan referma la barrière et s’y tint appuyé pendant cinq minutes, contemplant avec une calme satisfaction les beaux animaux dociles au joug, vaillans au travail, qui faisaient sa richesse et sa joie. Puis, remettant son aiguillon sur son épaule, il gravit lentement la pente qu’il venait de descendre, pour regagner la métairie de La Gaudinière que sa famille tenait à ferme depuis plus d’un siècle. À ce moment-là, et par un autre chemin tombant à angle droit dans le sentier qu’il foulait lui-même, rentraient les brebis, pas à pas, broutant sur les haies quelques tiges d’épine blanche, et flânant le long des buissons. La jeune fille qui les ramenait au bercail suivait à quelque distance. Sa quenouille au côté, elle chantait un de ces vieux cantiques naïfs dont la tradition va se perdant chaque jour. Près d’elle marchait le gros chien de garde, l’Abri, moucheté de noir et de blanc, courageuse bête habituée à lutter contre les loups, qui s’élançaient souvent en plein jour du milieu des champs de genêts.

La Fileuse n’allait pas vite ; elle s’arrêtait fréquemment pour rouler la laine autour du fuseau et aussi pour se reposer, parce qu’une chute qu’elle avait faite dans son enfance l’avait rendue boiteuse. Cette infirmité, dont la pensée la tourmentait jusque dans la solitude