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jamais fait de peine ? N’est-ce pas qu’à La Gaudinière il y a quelqu’un qui vous a toujours traitée comme une sœur ?… Aujourd’hui je suis bien heureux de marcher à côté de vous, et de vous ramener comme une petite brebis. Eh bien ! pourtant je me sens plus triste que jamais, et si triste que je ne voudrais pas même être consolé. Vous n’êtes point comme ça, vous, Marie ! Quand il vous arrive un peu de chagrin, vous pleurez, et tout est dit, après quoi vous vous mettez à chanter en filant comme une fauvette. Moi, je ne saurais chanter, pas même au matin, comme l’alouette ; il me semble que j’ai toujours un poids sur le cœur… En vérité je devrais être ce soir satisfait et joyeux ; si j’étais jaloux de votre bonheur, je m’en voudrais, et en conscience j’en aurais bien du remords, car ce serait un péché… Ah ! Marie, vous n’irez plus aux champs, vous ne filerez plus en menant les ouailles…

— Comment donc ! demanda la jeune fille, troublée par ces paroles étranges dont elle ne pouvait deviner le sens… Est-ce que votre mère me renvoie de La Gaudinière ?… De quel bonheur parlez-vous ?…

— Ma mère ne comprendrait pas mieux que vous ce que je veux dire, si elle m’entendait, reprit le métayer. Vous êtes sortie des bras de la vieille Jeanne pour entrer, pauvre orpheline, dans notre métairie ; vous sortirez demain de La Gaudinière, grande et noble demoiselle, pour retourner dans le château de vos parens !… Vous voyez bien qu’il faut que je vous dise vous, que c’est à moi de porter votre panier, et si j’ose causer familièrement avec vous ce soir encore, c’est que je n’ai pas dévoilé tout mon secret…

Marie écoutait silencieusement, toute bouleversée par ces révélations qui la troublaient jusqu’au fond du cœur. Le grand Louis s’était arrêté tout à coup, suffoqué par ses larmes ; ses jambes chancelaient ; il s’appuya sur une barrière en cachant sa tête entre ses mains. La jeune fille, effrayée, saisit le panier que Louis avait déposé par terre, et, prenant ses sabots dans ses mains, elle se mit à courir vers la métairie.

— Marie, lui cria le métayer, mademoiselle Marie, je vous le demande en grâce, ne parlons de rien ce soir ; demain je serai plus maître de moi…

Marie courait toujours ; en proie aux sentimens les plus opposés, elle crut un instant que Louis avait perdu la tête. Malgré elle cependant s’éveillait dans son esprit l’espoir d’un avenir plus heureux ; Louis ne s’était-il pas exprimé avec l’émotion d’un homme qui dit la vérité ? La pauvre fileuse cesserait donc d’être l’humble servante d’une vieille métayère au sévère langage pour être servie à son tour !… Elle aurait donc sa chambre à elle, propre, élégamment meublée, et le loisir de vaquer à tous les soins de sa toilette !