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a fermé les yeux de ma sœur chérie et reçu d’elle un dépôt sacré…

La vieille femme leva ses yeux égarés. — Qui donc êtes-vous ?… Où suis-je ?…

— Vous êtes chez Mlle de La Verdière, chez la sœur de Mme de Boisfrénais… C’est elle qui vous parle… La paix est faite il y a bien longtemps…

— Ne mentez-vous point ?… On m’a pourtant volé ce que j’avais caché, l’argent et les papiers de madame… Vous dites peut-être bien la vérité, car vous avez une de ces douces voix d’autrefois que j’aimais tant à entendre… Je voudrais bien comprendre ce que vous dites là ; mais ma pauvre tête est à l’envers… J’ai tant souffert !… Je suis folle, ma bonne dame, et j’ai beau faire pour me souvenir et penser, ça m’échappe comme une fumée… C’est dur, allez, de voir et d’entendre ce qui n’existe point !…

Mlle de La Verdière prit alors Marie par la main, et, la plaçant entre les genoux de la vieille, elle lui demanda : — Voyez-vous cette jeune fille ?…

La folle regarda, puis rougit, pâlit, et, levant les deux bras : — Madame, madame de Boisfrénais,… vivante et devant moi !…

— Hélas ! ce n’est plus elle, Jeanne, c’est sa fille, répondit doucement Marie.

La vieille porta les mains à son front et versa un torrent de larmes. — Tu as un son de voix qui fait pleurer… Marche un peu, ma petite, pas trop loin, je ne pourrais te voir… Ah ! oui, c’est toi, ma chérie, ma petite boiteuse, parée, belle comme ta mère, dans un château… Les bleus sont donc partis !… Ma bonne dame, laissez-moi mourir ici, je vous en supplie !… Je coucherai dans le foin, avec les vaches, et je ne tiendrai guère de place… Il faut que je reste auprès de toi, Marie… Vous disiez que vous vouliez bien me garder, n’est-ce pas ?…

L’épouvante que Marie éprouvait à la vue de la vieille folle avait disparu pour faire place à la plus tendre pitié. Elle veilla à ce que la pauvre Jeanne fût transportée dans une des meilleures chambres du château, et se fit un plaisir de lui prodiguer les soins les plus attentifs. Quand la vieille et fidèle Jeanne mourut six mois après, elle lui ferma elle-même les yeux, comme celle-ci avait de sa main fermé ceux de sa mère. — Hélas ! dit à sa nièce Mlle de La Verdière lorsque la pauvre folle expira, les corps de nos proches, des seigneurs de ce château, mutilés par les balles, insultés par la populace, ont été abandonnés dans les fossés ; que celui de la fidèle servante qui ne les quitta qu’après leur dernière heure repose là où ils devraient être eux-mêmes, dans le cimetière de la famille !