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Voltaire, qui était un bon juge, a rendu pleinement hommage à cette courte et lumineuse apparition d’un ministre philosophe. « J’appris, écrivait-il à propos de l’éditeur la liberté du commerce des grains, qu’un ministre d’état venait de publier un édit par lequel, malgré les préjugés les plus sacrés, il était permis à tout Périgourdin de vendre et d’acheter du blé en Auvergne, et tout Champenois pouvait manger du pain avec du blé acheté en Picardie. Je vis dans mon canton une douzaine de laboureurs, mes frères, qui lisaient cet édit sous un de ces tilleuls qu’on appelle chez nous des rosnis, parce que Rosny, duc de Sully, les a plantés. Comment donc ! disait un vieillard plein de sens, il y a soixante ans que je lis des édits, ils nous dépouillaient de la liberté naturelle dans un style inintelligible ; en voici un qui nous rend notre liberté, et j’en entends tous les mots sans peine ! Voilà chez nous la première fois qu’un roi a raisonné avec son peuple, l’humanité tenait la plume, et le roi a signé ; cela donne envie de vivre ; je ne m’en souciais guère auparavant, mais surtout que le roi et son ministre vivent ! » Hélas ! ni l’un ni l’autre n’ont vécu, le vœu du laboureur n’a pas été exaucé. Quand Voltaire apprit la chute de Turgot, il désespéra. « Je ne vois, écrivit-il, que la mort devant moi depuis que M. Turgot est hors de place. Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et sur le cœur. » Et aussitôt il adresse au ministre tombé l’Épître à un homme, un des derniers accens de sa verte vieillesse, car il avait alors plus de quatre-vingts ans.

Pendant que ces scènes orageuses se passaient en France, du modeste village de Kirkcaldy sortait paisiblement le fruit de dix années de méditations, et sans descendre dans la même arène, l’œuvre de Smith allait consommer à jamais la conquête imparfaitement réalisée par Turgot. Ce grand travail fit d’abord peu de bruit en France, où s’agitaient bien d’autres passions ; mais il fut accueilli en Angleterre avec admiration. Au moment où la haine s’acharnait chez nous sur le nom des économistes, la même doctrine prenait possession chez nos voisins des esprits éclairés, et pénétrait sans combats dans l’opinion publique. Telle est trop souvent la différence entre les grands hommes des deux pays : ici, on les repousse et on les brise ; là, on les respecte et on les écoute. De là aussi la différence de destinées entre les deux peuples : l’un qui grandit sans interruption et presque sans orages, l’autre qui ne peut faire un pas sans convulsion.

Toute la théorie d’Adam Smith se trouve contenue dans cette phrase qui fait le début de son livre : « Le travail annuel d’une nation est le fonds qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie, et ces choses sont, ou le