Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 24.djvu/931

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il s’en écarte. Quant à la préoccupation exclusive de l’intérêt personnel, qui s’en est montré de tout temps plus affranchi que les économistes ? Qui a moins brigué les richesses mal acquises, les faux honneurs, les monopoles lucratifs, les faciles bénéfices ? Qui a plus ouvertement tenu tête soit aux violences populaires des jours de révolution, soit aux lâches complaisances des jours de servitude ? Qui a plus provoqué le sourire méprisant des habiles en délaissant le succès positif pour courir après ce qu’on appelle des chimères, en sacrifiant sottement son temps, ses peines, sa fortune et quelquefois sa vie pour le succès de ses convictions ? Qui a mieux vécu et qui est mieux, mort, supportant sans pâlir et les épreuves de la vie et l’épreuve suprême du dernier moment ?

En France, l’économie politique commence par Vauban, qui meurt disgracié par Louis XIV pour avoir osé lui dire la vérité ; Racine et Fénelon ne sont pas plus heureux : ce sont, dit l’égoïste couronné, de beaux esprits chimériques, et on sait comment il les a traités. Bientôt, au milieu des corruptions du règne de Louis XV, se forme le club de l’entre-sol, où quelques hommes de bien se réunissent pour s’entretenir de la misère publique et des adoucissemens qu’on peut y porter ; le club de l’entre-sol est fermé, et ceux qui le composent dispersés comme des rêveurs dangereux qu’il faut surveiller. Le fondateur de l’école, Quesnay, reste pauvre au milieu de la cour, quand il aurait pu mieux qu’un autre, par ses fonctions auprès du roi, obtenir faveurs et pensions ; sa famille le presse de faire son fils fermier-général. — Non, répond-il, le bonheur de mes enfans doit être lié à la prospérité publique, et il aime mieux mettre ce fils à la tête d’une grande exploitation rurale avec toutes ses chances. Le mercier de La Rivière se fait révoquer de ses fonctions d’intendant de la Martinique pour avoir voulu introduire dans cette colonie la liberté du commerce, et refuse obstinément, malgré les menaces du ministre, de faire partie du parlement Maupeou. Turgot brave la colère des parlemens et de la cour, ne craint même pas de heurter l’opinion publique, et tombe du pouvoir sans hésitation et sans regret plutôt que de rien céder sur ce qu’il regarde comme le salut du trône et du pays. La révolution venue, Dupont de Nemours ose lutter contre Mirabeau pour combattre la funeste création des assignats ; l’abbé Morellet fait entendre à plusieurs reprises le juste cri des familles contre la confiscation des propriétés ; Lavoisier monte tranquillement sur l’échafaud, ne regrettant que l’expérience de chimie qu’il laisse imparfaite ; Condorcet se livre à ses ennemis après avoir tracé d’une main ferme les dernières pages de son Esquisse des Progrès de l’esprit humain[1]. De nos jours enfin, J.-B. Say,

  1. Lavoisier et Condorcet étaient tous deux des économistes de l’école de Quesnay : le premier avait préparé les matériaux d’un grand ouvrage sur la Richesse territoriale de la France ; le second a écrit des Lettres sur le Commerce des grains. Malesherbes appartenait à la même école.