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libéraux français ne peuvent pas, sous un prétexte d’intérêt égoïste, donner au monde le scandale d’un pareil désaveu de leurs idées. Ici d’ailleurs le prétexte même est faux. L’ancienne politique française, qui empêchait la formation d’états puissans sur nos frontières, était logique, car elle s’appliquait à une époque où des états semblables n’auraient pu être formés que par la conquête, et où les monarchies européennes, constituées despotiquement, étaient, par cela même, toutes placées sous une menace mutuelle et permanente de guerre. Un état despotique ne pouvant pas donner à ses voisins de garanties efficaces de paix, les ministres de nos anciens rois avaient raison de prévenir l’extension des états situés sur nos frontières. La même politique serait aujourd’hui encore justement applicable au royaume de l’Italie supérieure, si ce royaume devait être despotiquement gouverné, car nous serions alors continuellement exposés aux agressions capricieuses et soudaines du prince qui disposerait seul de ses ressources et de ses forces militaires. Au contraire, l’Italie, se constituant sous un régime parlementaire, n’est plus pour nous une menace, parce qu’une nation représentée et appelée à choisir elle-même entre la guerre ou la paix ne se prononce jamais pour une guerre gratuite, parce qu’une nation représentée ne peut recourir que pour sa propre défense à ces coalitions auxquelles est si favorable le mystère des cabinets absolutistes, parce qu’enfin une nation représentée fait ses affaires au grand jour, ne décide ses entreprises qu’après de longues discussions publiques, et que de sa part il ne saurait y avoir pour ses voisins aucun danger de surprise. Ainsi les libéraux français doivent respecter les vœux de l’Italie tels qu’ils seront présentés au congrès. Il ne nous suffit donc pas de maintenir persévéramment l’identité de nos principes ; il faut, dans l’application, être résolus à les interpréter aussi largement que possible. Dans cette voie, il y a une influence qui doit nous éclairer et nous guider : c’est le développement des idées libérales dans les autres pays de l’Europe, c’est la nécessité de demeurer toujours au niveau et à l’unisson des progrès du principe de liberté au dehors. La halte de la France n’a point en effet suspendu la marche des idées libérales dans le monde. Nous aurons un jour un grand espace à franchir d’un bond pour rattraper l’avance que d’autres ont prise sur nous. Nous pourrons attendre patiemment ce jour, et nous rendre le témoignage de n’avoir point manqué à la fortune et à l’honneur de notre patrie, si jusque-là nous avons maintenu en nous l’intégrité de nos principes, et si nous en avons nourri la flamme dans les esprits et dans les caractères.

Parmi nos contemporains étrangers, celui chez lequel on trouve peut-être la note la plus élevée et la plus sûre de l’esprit libéral est M. John Stuart Mill. M. Mill peut être considéré comme le penseur politique qui a mis dans la circulation intellectuelle de son pays le plus d’idées libérales éprouvées. Personne autant que lui n’a enrichi ce fonds commun où les politiques de profession, les journalistes, les orateurs, les ministres, tous plus ou moins condamnés à l’improvisation, puisent les vérités politiques, économiques et sociales qu’ils vont ensuite vulgariser avec tant de talent, et qui ont fini par former l’atmosphère morale actuelle de l’Angleterre, malheureusement si peu connue du continent, comme nous en faisions récemment la remarque. M. Mill a des facultés philosophiques rares chez ses compatriotes : il a un