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ne rougissent pas d’avouer comme règle de conduite politique une maxime que personne, à moins d’être tombé au dernier degré de bassesse, ne se laisserait accuser d’appliquer à sa conduite privée, à savoir que l’on ne doit pas remuer le doigt pour les autres, à moins d’y trouver son avantage. Qu’arrive-t-il ? les autres nations disent à l’Angleterre : « La non-intervention n’est donc point pour vous une question de principe. Si vous vous abstenez d’intervenir, ce n’est pas que vous pensiez que vous auriez tort d’intervenir. Ce n’est pas le bien des autres qui vous préoccupe. Vous vous mêleriez de leurs affaires, si vous pensiez y trouver votre avantage. » Les hommes d’état anglais et les politiques de profession ont en cela le tort de trahir par la négligence de la parole leur véritable pensée et la pensée de leur pays. En réalité, ils ne veulent dire qu’une partie de ce qu’ils semblent dire. Ils répudient l’intervention comme un système par lequel une nation ne peut faire du bien à un autre peuple ; mais en parlant des intérêts de l’Angleterre, ils font une confusion involontaire d’idées : ils entendent donner non les intérêts, mais la sécurité de l’Angleterre, comme un motif légitime de guerre. Leur vraie pensée, qui est celle de leur pays, c’est que la guerre ne serait juste que si la sûreté et les intérêts de la nation étaient mis en péril par une agression hostile et déloyale. Cependant ces fautes d’expression, aggravées par l’ignorance du continent, nuisent réellement à la réputation de l’Angleterre. « C’est une opinion accréditée parmi les politiques du continent, dit justement M. Mill, spécialement parmi ceux qui se croient les mieux instruits, que l’existence de l’Angleterre dépend de l’acquisition incessante de nouveaux marchés pour notre agriculture, que la chasse aux marchés est une question de vie ou de mort pour nous, et que nous sommes toujours prêts à fouler aux pieds tous les devoirs de la morale publique et internationale plutôt que de nous arrêter dans cette course. Il serait oiseux de montrer ce qu’une telle opinion suppose de profonde ignorance et d’inintelligence des lois qui régissent la production des richesses et de tous les faits qui établissent la situation commerciale de l’Angleterre ; mais cette ignorance et cette inintelligence sont malheureusement générales sur le continent. Est-ce trop exiger de nos politiques de profession que d’exprimer le désir qu’ils tiennent quelquefois compte de cet état de choses ? A quoi peut-il servir de nous exprimer comme si nous n’avions pas de scrupule à commettre des choses que non-seulement nous ne commettons pas, mais qu’il ne nous vient pas même à l’esprit de faire ? » Parmi les erreurs d’action sur les questions secondaires que M. Mill reproche aux hommes d’état anglais, il signale surtout l’affaire de Suez. Il déclare d’abord que l’Angleterre est entièrement étrangère aux opinions exprimées par lord Palmerston au sujet du canal de Suez. La prétendue opposition de l’Angleterre à cette entreprise se réduit à un caprice du chef du cabinet. Le grand économiste n’a pas de peine à démontrer que l’opposition de lord Palmerston au canal est une déviation aux principes de politique commerciale adoptés depuis tant d’années par l’Angleterre. L’entreprise, avec les bases financières sur lesquelles elle s’est constituée, ne sera peut-être pas rémunératrice des capitaux engagés. Cela regarde les actionnaires. Il n’entre pas dans les attributions du gouvernement britannique d’empêcher des particuliers, fussent-ils Anglais, de dépenser leur argent dans des spéculations malheureuses.