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Dieu a fait passer d’images dans mon esprit et d’émotions dans mon cœur. Je n’aime point à dire aux pensées endormies : Levez-vous. Je ne comprends pas d’évocation sans une sorte de trouble et de souffrance. Ce n’est donc point assurément pour mon plaisir que je remue aujourd’hui tout un passé qui plus d’une fois m’a fait trouver aux heures présentes de la monotonie et de la pâleur ; mais sans me forger des devoirs imaginaires, sans me croire cette charge redoutable que crée le talent, je pense qu’il est des conditions et des circonstances où l’on est coupable de s’imposer, plutôt de s’accorder le silence. Si Joinville, si Villehardouin s’étaient livrés à cette paresse de l’esprit, qui a tant de charme, et même à mon sens une singulière apparence, sinon un fonds bien réel de grandeur, il est une France héroïque et naïve que nous n’aurions jamais connue. Continuons donc l’œuvre de nos pères en venant raconter, nous aussi, à notre façon et à notre guise, ce qu’ont accompli sous nos yeux de noble et de bon des gens de notre temps et de notre patrie.

J’ignore ce que nous garde l’avenir. Plusieurs croient que la guerre est appelée à disparaître ; ils la regardent comme une impiété, comme un fléau, comme un monstre qu’après des convulsions suprêmes le monde rejettera enfin pour toujours de ses entrailles : je l’ai considérée de tout temps, moi, comme la plus haute et même la meilleure expression de la volonté divine. Je regarderais comme un jour de colère et non point de bénédiction le jour où cette source mystérieuse de l’expiation viendrait tout à coup à tarir. Grâce à Dieu, du reste, je ne suis point menacé de voir ce jour-là, et en attendant ce que rêvent les philosophes, je vais essayer de dire ce que j’ai vu.

J’étais en Afrique au moment où éclata la guerre de Crimée, et ici je veux tout de suite expliquer l’emploi d’une formule qui me pèse, mais que je me suis décidé pourtant à ne pas rejeter. J’emploierai souvent dans ce qu’on va lire le je et le moi. Ce qui est pour ceux-ci de l’orgueil est de la modestie pour ceux-là. En parlant de lui-même, l’homme qui n’a joué que le plus obscur des rôles dans ces immenses drames où se décide le sort des nations fait, je crois, preuve d’humilité. Ce n’est du reste aucune considération personnelle qui m’a guidé en cette matière ; je me suis dit tout simplement qu’une chose qui m’est à cœur emprunterait à un mode de récit qui m’est pénible un intérêt de plus. Le lecteur trouve une autorité rassurante dans une forme de langage qui lui rappelle constamment que l’écrivain a été le témoin même des faits dont s’occupe son esprit ; il est ainsi dans un contact plus immédiat, plus intime, plus ardent, avec les choses et les hommes qu’on veut lui faire connaître. Cela dit, je reprends la tâche que je me suis donnée.

J’étais donc en Afrique quand éclata une guerre qui semblait à