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de la soupe et du pain au réfractaire, qui se retira sans rien dire. Personne ne lui avait demandé qui il était, d’où il venait ; par pitié, par crainte et par prudence, le chef de la famille s’était empressé de rompre le pain avec lui. Le réfractaire s’éloigna au plus vite et gagna d’autres bois, espérant retrouver la trace de quelque bande à laquelle il pût se joindre. Plusieurs jours se passèrent ainsi ; du fond de sa retraite, il entendit par deux fois les voix des soldats qui battaient le pays, mais il ne rencontra point les camarades qu’il cherchait. Las de traîner son fusil dans les halliers, il le cacha sous un tas de pierres, et continua de marcher au hasard, mendiant à la porte des fermes un morceau de pain et demandant en vain au sommeil, qui s’obstinait à le fuir, un peu de repos. La mâle figure du gendarme brandissant son sabre au-dessus de sa tête le poursuivait toujours. Quelquefois, vaincu par la fatigue, il parvenait à s’assoupir, et il rêvait aux rayons étincelans d’un beau soleil de juillet, où l’on battait gaiement le grain dans l’aire de La Tremblaye ; puis la chute d’une feuille morte l’éveillait en sursaut, et il croyait voir devant lui le cadavre du cavalier étendu tout de son long sur l’herbe sanglante.

Les angoisses de ces nuits sans sommeil jointes aux fatigues de ces courses incessantes eurent bientôt brisé tout ce qu’il y avait de force et d’énergie dans le cœur du jeune réfractaire. Le sang coulait toujours de sa blessure ; son épaule était enflée, la plaie béante, d’une couleur livide, s’élargissait au lieu de se refermer. L’air devenait plus froid ; aux dernières pluies succédait un vent de nord glacial, et les canards volaient sur le ciel par bandes innombrables. Bientôt l’eau gela dans les mares, la terre devint sèche et sonore sous les pas du fugitif. Vaincu par la misère, Charlot Gambille se dit qu’il valait mieux mourir dans un fossé de La Tremblaye, les yeux fixés sur le toit de cette demeure tant aimée, que d’expirer dans un bois comme un loup, loin du regard des hommes. Il se mit donc en route pour retourner aux lieux témoins de ses premières joies. Grelottant de froid, hâve, rongé par la fièvre, se traînant à peine, il allait à petits pas et demandait à Dieu de ne pas rendre l’âme avant d’avoir revu son père et la jeune fille dont le souvenir restait fixé au fond de son cœur. Le voyage dura de cinq à six jours, non que la distance à parcourir fût bien grande, mais parce que les forces de Charlot s’épuisaient ; il ne pouvait d’ailleurs marcher qu’au crépuscule, et encore avec mille précautions. Enfin il atteignit le chemin creux qui conduit à La Tremblaye, et il vit de loin sur le coteau la haute cheminée de la ferme, lançant dans les airs une colonne de fumée. — Ah ! qu’il doit faire bon là auprès du feu ! se dit le réfractaire en soufflant sur ses mains fendues et saignantes. Dieu veuille que je puisse y arriver !