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quelques têtes cassées, entre autres un vieux maréchal-des-logis de chasseurs décoré de la veille. Le général Canrobert fit déposer sa croix sur son lit de mort.

Il est fâcheux pour la cavalerie régulière de France qu’elle n’ait pu se mesurer avec la cavalerie du général Liprandi comme avec les Cosaques. Elle ne put connaître la valeur des réguliers russes que par quelques prises insignifiantes : il lui fut permis d’étudier les détails de l’armement, mais non de voir l’homme à l’œuvre. C’est ainsi que je vis arriver dans notre camp des chevaux qu’une panique nocturne avait chassés des bivouacs russes. Pour un officier curieux de comparer les ressources offertes à son arme dans les divers pays, c’était une heureuse fortune, et j’en profitai tout en regrettant de ne pouvoir faire connaissance avec les cavaliers russes eux-mêmes. Les chevaux de ces réguliers avaient la tête grosse, le corps long. Ils n’offraient aucun signe de bonne race ; cependant leur état de santé était bien supérieur à celui des chevaux anglais à la même époque (décembre 1854), et s’ils n’étaient pas beaux, ils paraissaient du moins résister bravement au climat. Ils étaient chez eux à vrai dire, habitués à des intempéries plus sérieuses encore. Ce qui est certain, c’est que les officiers français ou anglais qui achetèrent des chevaux russes en furent assez contens.

Pour suivre l’ordre des dates, je devrais parler ici de la bataille d’inkerman ; mais la cavalerie fut peu occupée dans cette grande affaire. Les suites de la bataille eurent néanmoins quelque intérêt pour elle. La bataille s’était livrée le 25 octobre, et les chevaux des officiers anglais tués dans cette mémorable journée étaient vendus le 3 novembre. Cette vente par enchères fut annoncée dans tous les corps français. Quelques officiers par besoin, d’autres par curiosité, s’y rendirent. J’étais du nombre des curieux, et je pus recueillir d’utiles observations sur les chevaux employés dans l’armée de nos alliés. Ces chevaux commençaient à se ressentir du dépérissement qui devait avoir des suites si funestes pour la cavalerie de la reine. J’eus aussi l’occasion à cette visite, grâce à l’obligeance d’un officier anglais, de remarquer la supériorité de certains détails d’équipement russe, constatée par des dépouilles prises sur l’ennemi à Balaclava. L’officier en question était le colonel du 5e de dragons anglais, Fort jeune, il avait au plus haut point la courtoisie de manières qui distingue les officiers britanniques. Tout en causant avec lui, je lui exprimais mon opinion sur nos képis d’Afrique, si peu propres à garantir la tête de nos cavaliers dans les combats d’Europe[1].

  1. Les Arabes ne se servent jamais de leurs yatagans contre la tête d’un ennemi que s’ils le croient mort eu blessé.