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et Phocéen d’origine. Un jour il lui passa par l’esprit de raconter les aventures équivoques qu’il avait traversées et de peindre les mauvaises mœurs qu’il avait rencontrées. Il n’avait, soyez-en sûr, aucune préoccupation de la vertu, et ne voulait en aucune manière inspirer l’effroi du vice. Il ne s’est point inquiété d’employer la loi des contrastes pour venger la morale, il n’a point placé les images de l’innocence en face des images du crime. Tous ses personnages appartiennent aux pires espèces de mortels : courtisanes, entremetteurs, débauchés, parasites, satyres. Sur le seuil de cet étrange monument, l’imagination s’arrête atterrée devant un bas-relief obscène : une statue colossale de l’Infamie s’élève dans le vestibule comme pour protéger l’édifice contre les visites de la pudeur et de la vertu, et les jardins voluptueux qui l’entourent sont peuplés d’égipans cornus et de faunes lascifs, dignes dieux lares d’une telle maison ; mais ce voluptueux avait une âme élégante et fine capable de sentir fortement, et cette âme a laissé son empreinte sur son œuvre. La profondeur de sa dépravation l’a préservé du mensonge et de l’hypocrisie, et lui a presque tenu lieu de vertu. Pétrone n’est pas un mauvais plaisant qui essaie de tenir une gageure infâme ; s’il n’eût pas connu d’autre ambition, il n’eût pas peint avec d’aussi vives couleurs les parasites de Trimalcion, il eût simplement fait partie de leur bande. Sa corruption étonne et fait peur, elle n’inspire pas le dédain, cette suprême injure plus blessante que la colère ; on sent qu’on a en face de soi un artiste qui prend sa corruption au sérieux, et qui, en échange de son âme qu’il lui a livrée, lui demande impérieusement ses secrets. Il y a de la bravoure dans l’immoralité de Pétrone et comme une sorte d’héroïsme dépravé ; il va au mal avec intrépidité, comme le soldat va au feu ; de là l’animation, l’ardeur et la vie qui se remarquent dans son récit. L’impression qui résulte de ce spectacle est-elle corruptrice ? Non, car encore une fois il n’y a d’immoral que la corruption superficielle et qui se dissimule. On ne peut lire sans effroi les récits de ce voluptueux, qui oppriment l’imagination comme un cauchemar. Devant ces pages audacieuses, le cœur se glace, l’intelligence s’étonne, et l’âme se blottit éperdue dans un coin du cerveau, si bien qu’on peut décerner en toute assurance un brevet d’insensibilité stupide à tout homme qui déclarera n’avoir pas éprouvé à cette lecture un tressaillement d’épouvante. Cette moralité indirecte, qui, selon nous, s’échappe de toute œuvre d’art véritable, sort donc de l’œuvre de Pétrone, laquelle n’est cependant composée que d’élémens d’immoralité. Lorsqu’un mauvais livre affichera la prétention d’être une œuvre littéraire et revendiquera pour sa défense les libertés de l’art, soumettez-le à l’épreuve que nous avons fait subir au Satyricon.