Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/924

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ressenti de son origine misérable. On n’a jamais recouru qu’avec répugnance et parcimonie à l’emploi des machines, et aujourd’hui encore la plupart des transformations que doivent subir le bois et le fer pour produire un fusil sont faites à la main. Si l’on consent à se servir de matières de choix pour les armes de luxe, on hésite trop souvent à les appliquer aux armes de guerre, que l’on tient surtout à établir à bas prix. C’est là pourtant un tort grave ; hommes et matériel, il faut que tout soit excellent pour être digne de servir à cette œuvre de destruction et pour en affronter les dangers.

Liège est le centre le plus actif de la production des armes sur le continent : cette ville en fournit à toute la terre, et elle dépasse sous ce rapport les plus célèbres villes manufacturières de l’Angleterre. Eh bien ! sur deux cent cinquante ou trois cent mille armes à feu qui sortent chaque année de ses ateliers, il ne s’en trouve peut-être pas trente mille qui remplissent toutes les conditions de solidité et de perfection indispensables à une bonne arme de troupe. Nous ôtons peut-être une illusion à beaucoup de nos lecteurs ; qu’ils visitent une manufacture d’armes dans un pays quelconque, ils en perdront bien d’autres, ou plutôt ils ne verront pas de manufactures, mais des réunions d’ouvriers occupés isolément à des travaux pour lesquels aucun d’eux n’aide son voisin, où les machines n’interviennent que pour donner un mouvement général à des tours pour quelques opérations d’alésage[1]. Il semble vraiment, comme nous le disait un jour un chef d’atelier, que jamais cette fabrication n’ait été dirigée par un homme intelligent. C’est pour cela que toutes les pièces d’un fusil sont faites à la main, contrairement au principe moderne qui ne laisse à la charge de l’homme que ce qu’il est impossible à une machine d’exécuter. Nulle portion de la platine ou des garnitures n’est préparée par ces procédés expéditifs à l’usage des quincailliers, et qui pourtant n’excluent pas une qualité supérieure. Et le canon du fusil, cette pièce la plus simple, mais aussi la plus importante, se doute-t-on du nombre d’opérations qu’elle subit avant de recevoir sa forme définitive ? Dix-neuf, dont quelques-unes exigent cinq et six mises au feu ! Aussi, pour fabriquer le canon d’un fusil de munition, faut-il prendre un poids de fer de 5 kilog. 350 gr., qui se réduit finalement à 3 kilog. 100 gr. par l’effet de la main-d’œuvre. C’est d’abord une barre de fer carrée qu’un ouvrier chauffe et aplatit à coups de marteau, puis que l’on frappe encore pour la réduire en une lame longue et étroite, plus large et plus épaisse à l’extrémité qui doit former le tonnerre[2]. Nouvelles chaudes et nouveaux coups de marteau pour la rouler, la souder, la

  1. On entend par ce mot l’action d’arrondir et de polir la surface intérieure d’un corps sphérique ou cylindrique.
  2. Endroit du fusil où l’on met la charge.