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pondit avec stoïcisme que tout allait bien et qu’il était très content.

— Mais pourquoi ne vous voit-on plus ? dit Tonine, vous oubliez donc votre vieux parrain et tous vos amis ?

— Je n’oublie personne ; mais vous savez… l’œil du maître… Chaque fois que je m’absente, je trouve le désarroi au retour.

Et après plusieurs défaites il promit d’aller passer un de ces dimanches à la Ville-Noire ; mais quand Gaucher l’invita à venir manger avec lui le dimanche suivant, il ne voulut s’engager à rien, disant : — Je tâcherai, mais ne m’attendez pas.

— Tiens, vois-tu, dit Tonine à Lise en revenant à la Ville-Noire : c’est fini de ce pauvre garçon-là !

— Comment, tu crois qu’il va mourir ?

— Je crois qu’il est mort à l’amitié et qu’il ne vivra plus que pour l’intérêt. Le voilà qui, à vingt-cinq ans, tourne au calcul comme s’il en avait cinquante.

— Peut-être que son commerce va mal et qu’il ne veut pas l’avouer, dit Gaucher.

— Je pensais, reprit Tonine, que nous lui avions montré assez d’amitié, en pareille circonstance, pour qu’il dût ne pas redevenir cachotier comme la première fois. N’avons-nous pas fait notre possible pour lui éclaircir les idées et lui donner confiance en nous ? Je n’aime pas cette fierté qui cache des peines d’argent comme des peines de cœur, et, si vous voulez que je vous le dise, je n’y comprends rien du tout. Où est le mal de ne pas réussir, quand il n’y a pas de notre faute ? Est-ce une honte de rester pauvre ? Qu’est-ce que cette idée-là, de croire que la richesse est un devoir et un honneur ? Alors, vous et moi, et des milliers de braves gens qui ne peuvent pas aller plus loin que leur pain gagné, nous serions donc tous méprisables ?

— Tu ne veux pas comprendre, lui répondit Gaucher, que l’esprit tourmente, et que celui qui croit en avoir plus que les autres ne peut pas être heureux, s’il ne monte pas plus haut que les autres.

— Allons ! dit Tonine, c’est donc ça ? Eh bien, alors prions Dieu pour que ce grand esprit nous monte sur les épaules et puis par-dessus la tête ; mais ne nous imaginons plus qu’il ait besoin de nos amitiés, car, après avoir fait semblant de s’en contenter, il nous montre bien aujourd’hui qu’il ne lui en faut pas d’autre que la sienne.

— On croirait, Tonine, que tu en as du dépit, dit la Lise. Pourquoi, puisqu’il a eu l’air de revenir à toi franchement, n’as-tu pas voulu lui pardonner ?

— Pardonner quoi ? dit Gaucher, à qui l’on avait toujours caché la faute de son ami.

— Pardonner ses ambitions, répondit Tonine ; vous savez qu’elles