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représentans de la couronne instruits dans toutes les branches de l’art de gouverner par le long usage des discussions publiques, et préparés à l’exercice de l’autorité suprême pour l’avoir de bonne heure dans leur patrie même partagée et contrôlée. Le système politique que la France a préféré pour elle-même est assurément moins propre à lui fournir de si précieux auxiliaires dans son œuvre de colonisation. Avec la division du travail, chaque jour plus prononcée, qui concentre le pouvoir dans une seule main et ne laisse au-dessous d’un chef unique que deux catégories de Français, des agens sans volonté propre et des sujets sans droits personnels ; : — quand la seule ambition permise est d’obéir passivement aux instructions qu’on reçoit ou d’exercer honnêtement le métier qu’on a appris, — on ne voit pas trop d’où pourraient sortir des esprits assez vastes ou des caractères assez robustes pour se charger de conduire à eux seuls les destinées d’un nouveau monde. Un tel régime est admirable pour faire des administrateurs réguliers et des administrés paisibles ; les hommes d’état, disons plus brièvement, les hommes y deviendront à coup sûr chaque jour plus rares : lacune pourtant fort regrettable, car des hommes véritablement dignes de ce nom, rareté utile déjà pour toute œuvre humaine, sont tout à fait indispensables au développement d’une société nouvelle. Soit pour diriger, soit pour peupler une colonie, c’est avant tout des hommes qu’il faut trouver : les lois et les systèmes administratifs ne viennent qu’en seconde ligne. À la rigueur, dans une société vieillie, qui s’avance sur un terrain depuis longtemps nivelé, de bons règlemens peuvent suppléer au défaut des individus, comme dans une industrie avancée les machines remplacent avec avantage, pour l’économie sinon pour l’intelligence, le travail de l’ouvrier ; mais à toute entreprise qui commence il faut le génie qui invente, le courage qui hasarde ; il faut les ressources d’une heureuse initiative pour faire face aux surprises et aux mécomptes de l’imprévu ; il faut l’homme dans toute la noblesse et l’étendue du mot, et non-seulement le fonctionnaire ou l’administrateur. Heureuses donc, sous cet aspect comme sous tant d’autres, les nations assez sages pour n’étouffer nulle part, ni chez ceux qui gouvernent ni chez ceux qui sont gouvernés, le germe de l’activité libre et personnelle ! À ce prix, qui assure leur indépendance intérieure, est attachée aussi la solidité de leurs établissemens au dehors. D’autres peut-être promèneront au loin, par un élan plus impétueux, des armées plus vaillantes : celles-là seules sauront s’étendre et s’enraciner sur le monde ; d’autres pourront conquérir : celles-là seules, pour parler comme l’Écriture, hériteront la terre.


ALBERT DE BROGLIE.