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nous ne voyons pas de la même manière. S’il est vrai qu’il ait du dépit, il cherche dans l’argent un remède qui me répugne, tandis que le remède que j’ai trouvé est la condamnation du sien.

— Mais, dit encore la Lise, s’il voulait être riche pour faire du bien et pour te donner le pouvoir d’en faire ?

— Oh ! oui, fiez-vous à ça ! dit la Laurentis. Ce n’est pas à une femme de mon expérience qu’il faut venir conter ces rêveries-là. J’en ai vu, moi, de ces jeunes gens qui parlent de tout donner quand ils auront tout ; mais en attendant, dès qu’ils ont quelque chose, ils le placent pour en avoir davantage, ou ils le mangent pour leur plaisir. Est-ce que c’est possible autrement, à moins d’être des saints du bon Dieu ? Est-ce qu’on peut d’ailleurs s’enrichir comme ça du jour au lendemain ? Nenni, mes enfans, il faut le temps à tout. On se flatte d’amasser vite en mettant un sou devant l’autre, et on ne s’enrichit qu’avec beaucoup de peines et de patience. On est vieux quand on commence à pouvoir se reposer, et alors c’est bien trop tard pour redevenir doux et humain avec le petit monde dont on est sorti. On connaît trop ses défauts, on s’est trop battu avec lui pour le forcer à vous bien servir ; on s’est trop habitué à le mener dur, à s’en méfier, à le craindre, et comme on n’a pas toujours soi-même la conscience bien nette envers lui, on croit qu’il vous déteste et on n’est point disposé à le traiter en ami. Allez, allez, mes bonnes filles ! j’ai vu ça par mon pauvre défunt mari, qui avait monté une auberge et qui était un agneau au commencement. Et comme, par la douceur, il ne pouvait pas faire à son idée, il était devenu si chagrin et si malheureux, qu’après avoir battu ses garçons, il me battait moi-même, pauvre cher homme ! Eh bien ! gare à celle qui épousera ce Sept-Épées ! Ou il se ruinera, ou s’il réussit, il lui faudra, jour par jour, heure par heure, perdre un morceau de son cœur pour mettre une pièce d’or de plus dans sa bourse. Quand on a passé vingt ou trente ans de sa pauvre vie à disputer avec l’ouvrier, sous peine de ne rien gagner sur lui, est-ce qu’on peut tout d’un coup, comme ça, le jour où on place ses rentes, lui dire : À présent, mon petit, nous avons partagé la peine, nous allons partager le plaisir ? Non, non ! le bon Dieu ne fait guère de ces miracles-là, s’il en fait ! Le cœur usé et désabusé ne se rajeunit pas comme ça ! Et vraiment, quand on y pense, ça n’est plus sa faute, s’il se trouve un peu endurci ! Il n’y peut rien lui-même ; voilà ce que je me disais, moi, en voyant défunt Laurentis devenir terrible, lui qui avait été si bon ! et je me reprochais de n’avoir pas prévu tout cela le jour où il m’avait dit : « Montons une maison et tâchons de réussir ! » J’aurais dû l’en empêcher et lui répondre : « Ne montons rien du tout ; gardons notre gaieté et nos amis ! »