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d’attaque, imprudemment engagée. L’assaut était annoncé pour le milieu du jour, on venait de déjeuner, et les officiers de l’état-major que la rédaction des ordres ne retenait pas à leur bureau fumaient tranquillement leurs cigares, quand une ordonnance parut qui arrivait au galop, tenant à la main un papier plié en quatre. Un aide-de-camp passait quelques secondes plus tard. Le correspondant du Times, toujours aux aguets, crut devoir l’interpeller. « Eh bien ! Norman ?… l’Imanbarra est à nous ?… — L’Imanbarra, mon cher ?… Plaisantez-vous ?… Nous sommes dans le Kaiserbagh !… »

Rien de plus imprévu, et pourtant rien de plus vrai. Deux officiers du génie (le lieutenant-colonel Harness et M. Napier) venaient d’annoncer que les défenses extérieures du palais impérial étaient tournées, et la vive fusillade qu’on entendait dans cette direction prouvait que les assiégeans avaient pénétré dans la place. À travers les jardins encombrés de soldats, parmi les doolies qui revenaient du combat et rapportaient les blessés, gravissant des brèches, se glissant d’issue en issue, M. Russell, à qui l’excitation du moment faisait oublier ses principes de prudence, parvint bientôt jusque dans l’Imanbarra, où sir Colin arrivait en même temps que lui, au milieu des immenses clameurs poussées par les troupes victorieuses. Le temple était jonché de débris. La joie farouche des soldats se donnait carrière, et pêle-mêle saccageait tout. Le pillage et les dévastations de Kertch revinrent à la mémoire de l’ancien « Criméen, » qui passa, haussant les épaules, et courut s’installer sur les terrasses de l’Imanbarra. Un certain nombre de pandies, postés sur les toits des environs, y envoyaient bien encore de temps en temps quelques balles perdues ; mais « ils étaient trop agités pour bien viser, » et notre observateur put examiner en détail le curieux tableau qu’il avait sous les yeux : devant lui, les dômes bombés, les clochers-coupoles, les toits pointus du Kaiserbagh, où on se battait encore, où « la poudre parlait » à mots pressés ; derrière la Goumti, sur la droite, les batteries d’Outram, tirant sans relâche, non pas sur le Kaiserbagh lui-même, mais sur l’espace compris entre le palais et les deux ponts, espace où s’entassaient les cipayes en retraite ; dans les cours de l’Imanbarra, aux pieds du spectateur, tout le désarroi d’une évacuation soudaine : vêtemens, armes de tout genre, tulwars, mousquets à mèche, boucliers, etc., sur lesquels couraient de tous côtés les highlanders et les Sikhs, fouillant partout, pillant partout, et de temps à autre ramenant du fond de quelque retraite obscure, avec d’horribles cris de joie, quelque malheureux cipaye, bientôt immolé.

M. Russell ne resta pas longtemps au milieu de ce tumulte sans intérêt, et descendit dans la Huzrutgung, maintenant encombrée de troupes anglaises, qui, haletantes de chaleur, bouillonnant d’impatience,