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endroit un soir d’automne (1854), accompagné d’un Thébain, mon hôte de la veille, qui se rendait à Livadie comme moi. J’invitai mon compagnon de route à monter sur cette ruine, afin de mieux contempler le soleil qui se couchait derrière les cimes lointaines de l’Eubée. Le Thébain refusa obstinément et me dit que ces lieux étaient hantés par les esprits, que personne n’osait s’y arrêter, à l’exception toutefois des pâtres, qui passent en Grèce pour entretenir avec les êtres surnaturels un commerce assidu. Il me raconta même que, l’année précédente, un voyageur, parvenu au sommet de ces vieilles murailles, fut pris d’un inexplicable vertige, et se précipita dans l’abîme la tête la première. Il s’engagea ensuite dans un long récit d’histoires fantastiques ; mais comme ces histoires composent précisément le fonds du poème qui a commencé la réputation de M. Orphanidis, c’est à ce dernier qu’il faut emprunter le récit de la romanesque aventure dont ces lieux furent le théâtre, suivant la foi populaire.


« Une tour de forme barbare s’élève sur le chemin de Thèbes ; elle domine la plaine du Copaïs, où l’azur du ciel se reflète ça et là dans les eaux. Les chouettes chantent assises sur les corniches du toit ; les hibous, qui parlent dans le désert, ont leurs nids sous les balcons. Lorsque la lune, pâle, à demi noyée dans un océan de vapeurs, éclaire faiblement la campagne, on aperçoit un fantôme errant sur le pyrgos solitaire. Ce fantôme est celui d’une jeune fille vêtue d’une robe blanche qui tombe jusqu’à ses pieds : ses cheveux sont épars ; ses traits, d’une beauté divine, expriment l’épouvante. Elle parcourt du sommet à la base, avec l’adresse et la légèreté des ombres, ce vieux donjon que le moindre vent fait trembler comme un cyprès et vibrer comme une lyre ; elle agite les bras avec désespoir, comme pour demander du secours contre un pressant danger, apparaissant et disparaissant entre les créneaux, les balcons ciselés et les brèches béantes de la tour. Puis, se montrant à une fenêtre tournée vers l’orient, elle se penche au dehors et s’élance dans le vide en poussant un cri terrible que les échos des vallées répètent mille fois. »


Souvent aussi c’est un bruit d’armes, un éclat de rire confus ; puis le tumulte cesse, et, par la muraille éventrée, une longue file de chevaux, de forme étrange, s’échappent emportant des cavaliers penchés sur leurs noires encolures ; leurs sabots font jaillir des éclairs, leur galop retentit comme la foudre. Ils vont se précipiter dans les ravins du côté de Thèbes. Ce donjon était, il y a quelques siècles, la demeure d’un sinistre personnage, reflet un peu pâle des sombres héros de Byron, quoi qu’en dise M. Orphanidis, qui se défend quelque part d’avoir cherché à imiter le poète anglais. Cet homme, aussi beau que pervers, aussi riche que cruel, avait abordé les rivages de la Grèce seul, sur une barque légère, au milieu d’une