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Que ne suis-je insensible comme le rocher ! Mon âme ne serait point agitée par le doute ; je n’aurais point à choisir entre le sentiment et le devoir. — Je ne te comprends pas, fit le jeune homme ; Marie, tu caches un mystère au fond de ton âme. Que de fois, depuis deux semaines, j’ai vu tes lèvres prêtes à parler, ton front innocent couvert d’une sueur froide ! mais ta bouche restait muette : tu dévorais ton secret, et moi mes pleurs. »

« Marie allait répondre ; mais elle pousse un cri de terreur. À quelques pas de la fenêtre, un homme couvert de haillons, les cheveux en désordre, est immobile et debout. Il fixe sur la jeune fille un regard courroucé ; un sourire d’amer désespoir erre sur ses lèvres, un souffle précipité soulève sa poitrine.

« — Rassure-toi, dit Jean, c’est un mendiant débarqué récemment à Chios ; il est privé de raison. Le pauvre diable s’imagine avoir été doge de Venise ; c’est pourquoi il hait les Génois. Il croit que sa femme l’a trompé. Quelquefois il est plaisant et chante une foule de chansons… Mais par où a-t-il pu entrer ? La porte est close et la muraille est haute. — À ces mots, Isidore pousse un éclat de rire et s’écrie :

« — Archonte, je suis entré par où entrent d’ordinaire la foudre et la vengeance du ciel ! — Allons, reprit Jean, tu te crois encore à Venise. Chante-nous plutôt une de tes romances, afin que ma maîtresse t’entende, et si tu chantes bien, peut-être ta bien-aimée voudra encore de toi.

« Le fou se mit à chanter… »


Chacune des strophes de la ballade que le poète met dans la bouche du mendiant renferme une allusion aux événemens terribles qui se préparent. Un mystérieux pressentiment révèle à la jeune fille le sens des paroles obscures du chanteur :


« Dans son âme, où pénètre tout à coup un prophétique instinct, l’image attristée du passé, le remords du présent, l’effroi de l’avenir se pressaient en foule. Et puis la voix de l’indigent avait un timbre enchanteur et magique ; il semblait à la pauvre enfant que son cœur avait autrefois, bien des années auparavant, tressailli aux accens d’une voix pareille. Cependant elle n’a point reconnu Isidore. « Que dis-tu de cette romance ? fit le neveu de Giustiniani. — Elle n’est pas d’un fou, » repartit Marie avec une profonde tristesse. Et le jeune homme jeta un ducat aux pieds du mendiant.

« — Reprends ton or ! s’écria ce dernier avec fureur, il est taché de sang. » Et le ducat vint frapper Jean en pleine poitrine. « Malheureux, fit celui-ci, tu vas pleurer ton insolence ! » Mais Marie retint le bras de son amant : « Ne lui fais pas de mal, dit-elle, il est fou ; cela te porterait malheur ; laisse-moi le payer. » Et elle jeta deux ducats au chanteur. « Ta main est blanche, ô ma maîtresse, dit ce dernier en les ramassant ; mais elle tremble. » Et il s’éloigna en répétant un refrain menaçant.

« Marie, saisissant avec force la main du noble Génois, reprit d’un ton suppliant : « Aujourd’hui c’est votre jeudi saint,… après-demain votre pâque commence… Promets-moi,… jure-moi que, le jour de Pâques, tu ne paraîtras pas un instant dans la ville,… que tu n’iras pas avec les autres à la maison du gouverneur ! »

« À ces mots, le chevalier fronça le sourcil ; il comprit la gravité de cette