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épreuves fatales la mesure par laquelle lord John Russell cherche à introduire dans le corps électoral anglais, sans contre-poids, sans précaution, sans garantie, trois ou quatre cent mille hommes pris exclusivement dans la classe ouvrière. Ils ne refusent pas à cette classe intéressante, si utile au pays, une part dans la représentation nationale, mais ils ne veulent pas qu’elle y prenne à son propre détriment la part dominante, et qu’on se serve d’elle, de son ignorance, de ses impatiences, et même de ses entraînemens généreux, pour dénaturer et renverser la constitution anglaise.

L’opposition générale que rencontre le bill de réforme de lord John Russell se trahit aux lenteurs extraordinaires qu’éprouve la seconde lecture de ce bill. La discussion sur la seconde lecture a commencé avant Pâques ; elle n’est pas terminée encore. On sait que l’épreuve de la seconde lecture est ce que l’on appellerait en France la discussion générale, c’est-à-dire cette partie du débat qui porte sur le principe d’un projet de loi, et où les détails n’en sont point encore abordés. En ouvrant l’attaque, il y a un mois, contre la seconde lecture, M. Disraeli, tout en déclarant qu’il ne pousserait pas son opposition jusqu’à refuser de laisser discuter les articles, engageait le ministère à retirer ce bill et à préparer un nouveau projet plus conforme aux vœux de la chambre. Il y a quelques jours, un membre distingué du parti libéral, M. Massey, rattaché pourtant au ministère par une liaison ancienne avec lord Palmerston et par sa position de président des comités de la chambre, crut tirer le cabinet d’embarras en proposant que le bill fût renvoyé à une commission spéciale qui pût le soumettre à la refonte nécessaire. Cette proposition, qui indiquait les répugnances du parti libéral, ne fut point acceptée par lord John Russell ; mais un autre incident n’a pas tardé à compromettre le sort de son bill. Lord Grey, à la chambre des lords, a demandé et obtenu qu’une commission fût chargée d’ouvrir une enquête pour s’assurer du nombre d’électeurs nouveaux que créerait l’extension proposée du droit de suffrage. Le succès de la motion de lord Grey ne permet plus de penser que le bill puisse être voté cette année, car il n’est pas probable que l’enquête de la chambre des lords soit terminée dans cette session. Les choses en étant là, un grand nombre de libéraux reviennent au conseil d’abord donné par M. Disraeli : ils proposent le renvoi du bill au ministère, qui peut seul, disent-ils, mettre à profit les conseils qui lui ont été donnés durant la discussion pour améliorer et compléter sa mesure, pour en combler les lacunes, et renforcer le bill des garanties que le parti libéral réclame. Nous croyons que lord John Russell, quoi qu’il en puisse coûter à son amour-propre, fera bien de se rendre à ce prudent avis. Le malaise que ce bill crée dans le parti libéral jette déjà une incertitude visible dans l’existence du ministère. La faible majorité que vient d’obtenir le bill des church-rates, qui les années précédentes passait avec des majorités considérables, prouve que le plan de réforme de lord John provoque au sein du parti libéral une sérieuse réaction conservatrice. En s’opiniâtrant à imposer ce plan à ses amis, lord John Russell compromettrait