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façon à son œuvre. Tous deux ont arrosé leur tâche des sueurs de leur front ; mais l’artisan n’a façonné qu’un instrument destiné à s’user et à disparaître, une chose fragile qu’il ne reverra jamais, dont il ne connaîtra ni le destin ni la durée : le paysan a fécondé quelque chose d’éternel qui sommeillait, et qui recommence à vivre en sortant de ses mains, quelque chose d’actif et d’inépuisable qui doit fleurir et fructifier sous ses yeux. »

Ainsi rêvait le jeune homme, se traduisant à lui-même ses propres pensées sous une forme qui n’avait pas besoin de mots pour en peindre les vives images. Il avait oublié la veuve, mais il se sentait devenir amoureux de la campagne. Il se rappelait ses premiers ans, sa pauvre vallée pierreuse, les chèvres aux flancs creux pendues aux buissons, sa misère, ses pieds nus et son ignorance du mieux, si pleine de douceurs et d’incurie. « Pourquoi ne suis-je pas resté ainsi ? se disait-il : je n’aurais certes pas tant souffert ! Tout ce que j’ai acquis m’a rendu avide de ce que je ne pouvais pas acquérir. Et à présent, si je pouvais oublier ce que j’ai vécu et me contenter du travail sans ardeur, de l’amitié sans amour, de l’avenir sans imprévu, je redeviendrais calme sous ce grand ciel pur et sur cette terre bénie. Je me ferais encore des joies d’enfant de la plus simple chose : la naissance d’un agneau sur ma paille, le chant d’une poule dans ma cour, la course d’un lièvre dans mon champ, seraient des événemens dans ma vie, et qui sait si je n’arriverais pas un jour à me pâmer d’aise et à me gonfler d’orgueil en voyant engraisser un bœuf dans mon étable ? »

Sept-Épées en était là de son rêve, renouvelant à son insu la fable de la laitière et du pot au lait, lorqu’un porteur de lettres qui parcourait la plaine, allant d’une ferme à l’autre, lui remit une lettre de la Ville-Noire, sur laquelle, malgré son timbre de départ fort arriéré, on lisait, comme une ironie de la destinée des absens : faire tenir sans retard ; très pressé.



XIII.


La lettre était de Lise Gaucher, elle avait couru : l’adresse était mal mise.

« Mon cher ami, disait-elle, si votre cœur n’a pas trop changé, il n’est que temps pour vous de revenir au pays. Votre parrain va bien et nous de même ; mais la pauvre Tonine, malade depuis longtemps, n’est pas encore en état de travailler, et se trouve si endettée par les frais de sa maladie qu’il lui faudrait faire des miracles pour en sortir. Sans nos amitiés, qui ne l’abandonneront jamais, la misère serait chez elle ; mais elle souffre tant de l’idée que nous nous pri-