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père Audebert l’avait bien dit, dans le temps, que c’était un endroit maudit, et que le diable s’y était embusqué.

— Mon cher ami, répondit Sept-Épées, le diable qui s’était embusqué là, c’est l’amour du gain qui pousse les ambitieux jusque dans des précipices où la terre manque sous leurs pieds. Si j’avais su autrefois ce que je sais aujourd’hui, je n’aurais pas mis mes espérances en butte à tout ce qui, d’un moment à l’autre, pouvait les détruire. Après tout, je ne dois pas trop regretter une expérience qui m’a rendu plus sage, qui a eu au moins un bon résultat, celui d’empêcher Audebert d’aller en prison, ou de mendier sur les chemins, déshonoré et repoussé comme banqueroutier. Le dommage tombe sur moi qui suis jeune et qui peux encore me relever sans faire de tort à personne. Nous n’avons pas de dettes, n’est-ce pas ?

— Au contraire, nous avons des profits. Hélas ! nous marchions bien ; mais après tout ce sera peut-être plus heureux pour toi d’entrer au nouvel atelier qui s’est établi dans la ville. Moi, j’y ai déjà trouvé de l’occupation, et toi, avec les talens que tu as, je suis bien sûr qu’on va te rechercher pour t’y donner une belle place. Sans doute, dans les lettres qu’on t’écrivait pour te faire revenir, on t’a parlé de cela ?

— Non, il y a quelque chose qui m’intéressait davantage, et dont tu vas me parler, toi !

Sept-Épées allait demander des nouvelles de Tonine, tout en continuant à marcher vite avec Va-sans-Peur, lorsqu’il s’arrêta de nouveau, frappé d’un spectacle fort étrange. C’était un vieillard complètement chauve qui venait au-devant d’eux avec une couronne de lauriers sur la tête et une douzaine d’enfans qui le suivaient en dansant ; lui, chantait d’une voix cassée, frappant dans ses mains et les animant du geste, d’un air à la fois sérieux et enjoué.

— Qu’est-ce que cela ? dit Sept-Épées avec effroi. Dieu me pardonne ! n’est-ce pas Audebert qui est devenu fou ?

— Eh bien ! oui, répondit Va-sans-Peur : on n’a pas voulu te l’écrire ; mais il y a déjà quelque temps que la tête a déménagé tout à fait. C’est la faute de ces fainéans de la ville haute, que ton parrain a bien raison de mépriser ! Ils ont été jaloux de ce qu’il y avait à la Ville-Noire un chansonnier plus fort que tous leurs messieurs, et ils ont voulu s’en faire honneur auprès des étrangers. Ils l’ont invité à je ne sais quelle farce qu’ils appellent une société académique. Ils lui ont donné un banquet, ils lui ont flanqué des lauriers sur la tête, et tant d’honneurs, et tant de complimens, et tant de bêtises, qu’ils nous l’ont renvoyé comme le voilà. On a cru qu’il s’était enivré et que ce serait passé le lendemain ; mais point. Voilà trois mois qu’il ne fait plus rien que courir les rues et les chemins avec sa couronne, et un tas de galopins à ses trousses.