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je lisais le premier chapitre de Télémaque, et je pleurais. Il comprit mieux que moi, à ce qu’il paraît, ce qui se passait dans mon âme, car le lendemain il me fit venir dans sa chambre et me dit : — Bernard, tu t’ennuies ici, je t’ai appris à peu près tout ce que je sais. Demain je te conduirai au collège d’Aire.


III

J’avais passé quatre années au collège d’Aire, pendant lesquelles mes impressions d’enfance s’étaient fort affaiblies, lorsque vers la fin du carnaval on vint me chercher de la part de mon oncle. Louis Noguès, le frère de Marthe, se mariait et m’avait pris pour premier donzelon (garçon d’honneur). Mon oncle, entièrement rassuré sur l’état de mon cœur, m’avait permis d’accepter. En réalité, Noguès faisait un assez sot mariage : il épousait la fille d’un maquignon nommé Capin ; on l’appelait la Capinette, et je ne lui ai jamais connu d’autre nom. C’était une fille de petite taille, ronde, blonde avec des yeux noirs. Elle avait une nature hardie et turbulente, et quelques esprits moroses la trouvaient effrontée. On prétendait qu’à force de courir les fêtes et les foires, elle y avait laissé un peu de sa réputation. Peut-être ses allures étaient-elles cause de tous ces méchans bruits. Dans tous les cas, sa réputation ne pouvait être plus mauvaise que celle de son père le maquignon.

Vous avez vu Capin chez Noguès ; c’était l’homme qui avait sur la tête une casquette de peau de renard. Je puis dire, sans blesser la charité chrétienne, que c’est un fripon. Il le reconnaît lui-même, et il raconte volontiers les bons tours qu’il a joués dans sa vie ; mais il serait heureux pour lui qu’il n’eût sur l’a conscience que des duperies commises dans les foires et dans les marchés. À cette époque, Capin n’était qu’un petit sire ; il avait un misérable bien qui ne lui donnait pas de quoi vivre, et son commerce, bien qu’il employât tous les moyens possibles pour le rendre fructueux, ne lui fournissait pas de quoi payer les cabaretiers et les aubergistes, car c’était le plus grand débauché des environs. Il faisait des dupes partout et trouvait cependant partout bon visage, car personne n’était plus obséquieux que lui avec ses supérieurs et meilleur compagnon avec les gens de son rang. Il avait un grand nombre d’amis, et c’étaient ceux-là qu’il attrapait de préférence.

Il s’était habilement emparé de l’esprit de Noguès, qui n’était pas difficile à séduire. Il ne le trompait pas trop en lui vendant des chevaux ; il lui avait appris à jouer au billard, à mettre de l’eau-de-vie dans son café, à conduire un attelage. Il lui rendait presque toujours l’argent qu’il lui empruntait. Depuis longtemps, il avait arrêté, dans son esprit qu’il le marierait avec sa fille, qui n’avait pas de