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parce que leur œuvre est faite. Les bizarreries, les profondes percées, l’originalité sans frein, les irruptions toutes-puissantes du génie lancé au centre de la vérité à travers les extrêmes folies, tous les traits de la grande invention ont disparu. L’imagination se tempère, l’esprit se discipline : il revient sur ses pas ; il parcourt une seconde fois son domaine avec une curiosité calmée, avec une expérience acquise. Il se déjuge et se corrige. Il trouve une religion, un art, une philosophie à reformer et à réformer. Il n’est plus propre à l’intuition inspirée, mais à la décomposition régulière. Il n’a plus le sentiment ou la vue de l’ensemble ; il a le tact et l’observation des parties. Il choisit et il classe, il épure et il ordonne. Il cesse d’être créateur, il devient discoureur. Il sort de l’invention, il s’assoit dans la critique. Il entre dans cet amas magnifique et confus de dogmes et de formes ou l’âge précédent a entassé pêle-mêle les rêveries et les découvertes ; il en retire des idées qu’il adoucit et qu’il vérifie. Il les range en longues chaînes de raisonnemens aisés, qui descendent anneau par anneau jusqu’à l’intelligence du public. Il les exprime en mots exacts, qui offrent leur série graduée, échelons par échelons, à la réflexion du public. Il institue dans tout le champ de la pensée une suite de compartimens et un réseau de routes qui, empêchant toute erreur et tout écart, mènent insensiblement tout esprit vers tout objet. Il atteint la clarté, la commodité, l’agrément. Et le monde l’y aide. Les circonstances rencontrées achèvent la révolution naturelle. Le goût change par sa propre pente, mais aussi par l’ascendant de la cour. Quand la conversation devient la première affaire de la vie, elle façonne le style à son image et selon ses besoins. Elle en chasse les écarts, les images excessives, les cris passionnés, toutes les allures décousues et violentes. On ne peut pas crier, gesticuler, rêver tout haut dans un salon : on s’y contient ; les gens s’y critiquent et s’y observent ; le temps s’y passe à conter et à discuter ; il y faut des expressions nettes et un langage exact, des raisonnemens clairs et suivis ; sinon, on ne peut s’escarmoucher ni s’entendre. Le style correct, la bonne langue, le discours y naissent d’eux-mêmes, et ils s’y perfectionnent bien vite, car le raffinement est le but de la vie mondaine ; on s’étudie à rendre toutes choses plus jolies et plus commodes, les meubles comme les mots, les périodes comme les ajustemens. L’art et l’artifice y sont la grande marque. On se pique de savoir parfaitement sa langue, de ne jamais manquer au sens exact des termes, d’écarter les expressions roturières, d’aligner les antithèses, d’employer les développemens, de pratiquer la rhétorique. Rien de plus fort que le contraste des conversations de Shakspeare et de Fletcher, mises en regard de celles de Wycherley et de Congreve. Chez Shakspeare,