Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout ce plaisir reste à fleur de peau ; on n’a rien vu du fonds éternel et de la vraie nature de l’homme ; on n’emporte aucune pensée ; on a passé une heure, et voilà tout ; le divertissement vous laisse vide, et n’est bon que pour occuper des soirées de coquettes et de fats.

Ajoutez que ce plaisir n’est pas franc ; il ne ressemble point au bon rire de Molière. Dans le comique anglais, il y a toujours un fonds d’âcreté. On l’a vu, et de reste, chez Wycherley ; les autres, quoique moins cruels, raillent âprement. Leurs personnages, par plaisanteries, échangent des duretés ; ils s’amusent à se blesser ; un Français souffre d’entendre ce commerce de prétendues politesses ; nous n’allons point par gaieté à des assauts de pugilat. Leur dialogue tourne naturellement à la satire haineuse ; au lieu de couvrir le vice, il le met en saillie ; au lieu de le rendre risible, il le rend odieux. « À quoi avez-vous passé la nuit ? dit une dame à son amie[1]. — A chercher tous les moyens de faire enrager mon mari. — Rien d’étonnant que vous paraissiez si fraîche ce matin après une nuit de rêveries si agréables ! » Ces femmes sont vraiment méchantes et trop ouvertement. Partout ici le vice est cru, poussé à ses extrêmes, présenté avec ses accompagnemens physiques. « Quand j’appris que mon père avait reçu une balle dans la tête, dit un héritier, mon cœur fit une cabriole jusqu’à mon gosier. — Consultez les veuves de la ville, dit une jeune dame qui ne veut pas se remarier, elles vous diront qu’il ne faut pas prendre à bail fixe une maison qu’on peut louer pour trois mois. » Les gentlemen se collettent sur la scène, brusquent les femmes aux yeux du public, achèvent l’adultère à deux pas, dans la coulisse. Les rôles ignobles ou féroces abondent. Il y a des furies comme mistress Loveit et lady Touchwood. Il y a des pourceaux comme le chapelain Bull et l’entremetteur Coupler. Lady Touchwood, sur la scène, veut poignarder son amant ; Coupler, sur la scène, a des gestes qui rappellent la cour de notre Henri III. Les scélérats comme Fainall et Maskwell restent entiers, sans que leur odieux soit dissimulé par le grotesque. Les femmes même honnêtes, comme Silvia et mistress Sullen, sont aventurées jusqu’aux situations les plus choquantes. Rien ne choque ce public ; il n’a de l’éducation que le vernis.

Il y a une correspondance forcée entre l’esprit d’un écrivain, le monde qui l’entoure et les personnages qu’il produit, car c’est dans cet esprit et dans ce monde qu’il prend les matériaux dont il les fait. Les sentimens qu’il contemple en autrui et qu’il éprouve en lui-même s’organisent peu à peu en caractères ; il ne peut inventer

  1. Van Brugh, Confederacy, acte II, scène Ire.