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souvenir de corruption ; cette comédie est demeurée un répertoire de vices ; cette société n’a eu qu’une élégance salie ; cette littérature n’a atteint qu’un esprit refroidi. Les mœurs ont été grossières, frivoles ; les idées sont demeurées incomplètes ou futiles. Par dégoût et par contraste, une révolution se préparait dans les inclinations littéraires et dans les habitudes morales en même temps que dans les croyances générales et dans la constitution politique. L’homme changeait tout entier, et d’une seule volte-face. La même répugnance et la même expérience le détachaient de toutes les parties de son ancien état. L’Anglais découvrait qu’il n’est point monarchique, papiste ni sceptique, mais libéral, protestant et croyant. Il comprenait qu’il n’est point viveur ni mondain, mais réfléchi et intérieur. Il y a en lui un trop violent courant de vie animale pour qu’il puisse sans danger se lâcher du côté de la jouissance. Il lui faut une barrière de raisonnemens moraux qui réprime ses débordemens. Il y a en lui un trop fort courant d’attention et de volonté pour qu’il puisse s’employer à porter des bagatelles ; il lui faut quelque lourd travail utile qui dépense sa force. Il a besoin d’une digue et d’un emploi ! Il lui faut une constitution et une religion qui le réfrènent par des devoirs à observer, et qui l’occupent par des droits à défendre. Il n’est bien que dans la vie sérieuse et réglée ; il y trouve le canal naturel et le débouché nécessaire de ses facultés et de ses passions. Dès à présent il y entre, et ce théâtre lui-même en porte la marque. Il se défait et se transforme. Collier l’a discrédité, Addison le blâme. Le sentiment national s’y réveille : les mœurs françaises y sont raillées ; les prologues célèbrent les défaites de Louis XIV : on y présente sous un jour ridicule ou odieux la licence, l’élégance et la religion de sa cour. L’immoralité par degrés y diminue, le mariage est plus respecté, les héroïnes ne vont plus qu’au bord de l’adultère ; les viveurs s’arrêtent au moment scabreux : tel à cet instant se dit purifié et parle en vers pour mieux marquer son enthousiasme, tel loue le mariage ; quelques-uns, au cinquième acte, aspirent à la vie rangée. Désormais la comédie décline, et le talent littéraire se porte ailleurs. L’essai, le roman, le pamphlet, la dissertation, remplacent le drame, et l’esprit anglais classique, abandonnant des genres qui répugnent à sa structure, commence les grandes œuvres qui vont l’éterniser et l’exprimer.


H. TAINE.