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je ne saurais m’en étonner. Non, la corruption, l’ignorance, l’égoïsme des intérêts privés, en étouffant le patriotisme, auraient partout les mêmes conséquences. Des chancres aussi profonds, aussi invétérés sont la ruine des empires, et les nations n’échappent à leur action destructive qu’autant que l’opinion publique est en droit de les stigmatiser et d’exiger qu’il y soit porté remède.

« L’Angleterre elle-même a-t-elle toujours été à l’abri de la contagion ? N’avons-nous jamais entendu parler de Bacon et de Marlborough ? Avons-nous oublié les mémoires de Pepys et les hontes de cette époque ? Les dénonciations de Burke ne résonnent-elles pas encore à nos oreilles ? Le mal existe partout en germe ; mais, suivant les temps, les lieux, les circonstances, il se développe avec plus ou moins de violence. En Turquie, le mal est à son comble. Dans la chrétienté, il est généralement en décroissance. En Russie, il infecte toute l’administration, et causerait les mêmes maux qu’en Turquie, si la toute-puissance du gouvernement ne le combattait avec énergie. »


Lord Stratford dit plus loin : « La corruption générale mène à sa ruine l’empire ottoman. » Tel est évidemment, sur le présent et sur l’avenir de la Turquie, le dernier mot de cet homme d’état, et ce mot trouve partout sa confirmation dans la correspondance soumise au parlement. En retraçant aujourd’hui les incidens de cette guerre d’Asie qui jettent à notre sens la plus vive lumière sur la situation de l’empire ottoman, nous avons interrogé soigneusement cette correspondance. Les renseignemens qu’elle nous offrait ont pu être complétés grâce à quelques informations particulières ainsi qu’aux relations publiées par le général Bystrzonowski, le général Kmety, le colonel Lake, le chirurgien militaire Sandwith, et divers autres Européens qui vinrent à cette époque offrir leurs services au sultan. Telles sont les sources d’un travail dont la campagne d’Arménie et la défense de Kars marquent les divisions principales.


II

« La position de Kars, écrivait Fuad-Pacha à lord Clarendon, est la clé de nos frontières d’Asie. Si cette place venait (à Dieu ne plaise !) à tomber entre les mains des Russes, d’abord Erzeroum serait menacé, puis toute l’Anatolie serait en danger : cela est indubitable. »

Il est facile de s’expliquer l’importance que les Turcs attachent à ces derniers débris de leur puissance en Arménie. Si nous examinons en effet la configuration de cette partie du globe, nous voyons qu’un énorme massif de montagnes sépare le bassin central de l’Asie du bassin de l’Europe méditerranéenne. Les chaînes du Caucase, de l’Alaghez, de l’Ararat, du Taurus[1], en forment la charpente ;

  1. Nous ne parlons ici que de la partie orientale du Taurus. Cette chaîne descend ensuite vers le sud et délimite ainsi le bassin de la Méditerranée. La géographie de ces contrées n’est connue que par des travaux fort récens, et encore incomplets. On les trouve résumés dans l’ouvrage de Ritter et dans les cartes de Kiepert.