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retirer sur Kars. Celui-ci, n’ayant pas opéré son mouvement à temps, se vit à son tour attaqué par le général Béboutof à Basch Kadik-Lar. L’action s’engagea dans la matinée du 2 décembre 1853 ; elle fut vive. Le canon des Turcs fit éprouver aux Russes des pertes sensibles ; mais Vély-Pacha, qui arrivait avec sa division sur le champ de bataille, n’osa pas s’engager et laissa écraser les troupes du reïs. Cette fois encore la débandade fut générale ; toute l’artillerie tomba aux mains des Russes. Le désarroi de l’armée turque fut tel qu’en arrivant à Kars, les soldats mirent à sac la ville et les bazars.

À leur retour, les généraux s’accusèrent réciproquement de ces désastres. Le mouchir Abdi-Pacha, qui était resté à Kars, se plaignit amèrement de la désobéissance de ses lieutenans ; mais le lieutenant Achmet intrigua si bien à Constantinople qu’il fit retomber la faute sur la tête de son chef, et obtint le commandement de l’armée à sa place. Ce fut là un nouveau malheur. Abdi-Pacha était sans doute un médiocre personnage ; ses connaissances militaires, si fort prisées à Constantinople, étaient nulles. Pendant son séjour à Vienne, il ne s’était occupé en réalité que d’ornithologie, science évidemment peu propre à former un général. Du moins il était honnête homme, et son successeur se trouva être un misérable.

La campagne était finie ; la tâche du nouveau mouchir se réduisait donc à veiller pendant l’hiver à l’entretien de ses troupes ; mais Achmet avait bien d’autres soucis : il s’agissait pour lui de rentrer, avant tout, dans son argent. Le commandement d’une armée dans ce pays est dispendieux à acquérir, plus dispendieux encore à conserver. En thèse générale, un Turc ne saurait parvenir, s’il n’est la créature de quelque dignitaire de l’empire, et nul ne saurait acheter trop cher les bonnes grâces de tels protecteurs. Ce n’est pas tout d’ailleurs, il faut compter encore avec le sérail ; femmes, eunuques, serviteurs du sultan, ne se laissent point oublier. Tout ce monde une fois gorgé, il reste enfin à partager les bénéfices avec les ministres. Or, Achmet le savait, le séraskier Riza-Pacha n’entendait pas laisser contester ses droits sur ce chapitre. Il partageait avec l’apothicaire de l’armée, à plus forte raison avec le général en chef. Achmet pilla donc, mais il pilla si démesurément que son armée faillit en périr de misère et de faim. « Rien ne peut donner idée de l’horreur de l’hiver qui s’écoula pendant le commandement d’Achmet-Pacha, dit le docteur Sandwith ; les soldats, entassés dans des caves, dans des réduits infects, couchés sur de la paille pourrie, privés de vêtemens, de combustibles, d’alimens même, succombèrent par milliers. La plume se refuse à décrire le spectacle des hôpitaux. Tel était l’épuisement des malades que, dans les cas de fièvre simple, leurs extrémités se gangrenaient avant que la vie ne fût éteinte en eux. De larges tranchées, ouvertes à grand’peine