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la plaine couverte de fuyards, ces malheureux soldats furent saisis de la contagion générale et se débandèrent à leur tour. « Il ne resta pas dix hommes réunis, dit le général Bystrzonowski ; un millier de cavaliers lancés en ce moment eussent pu tout prendre, tout détruire ; le général russe, qui, de la position qu’il occupait, voyait au loin tout ce qui se passait dans la plaine, n’eut pas même l’idée de nous poursuivre. » L’armée russe fit halte au sommet du plateau, poussa trois hourras et regagna son camp au son des musiques militaires.

L’armée turque laissa aux mains de l’ennemi quinze pièces de canon et deux mille prisonniers. La perte en tués et en blessés ne saurait être évaluée, car la désertion fut immense. Il nous suffira de dire que peu de jours après le mouchir n’avait plus que dix-sept mille cinq cents hommes. Comme l’année précédente, la ville de Kars fut en danger d’être pillée ; mais cette fois Moustafa-Zarif prit des mesures énergiques pour arrêter le désordre et fit garder les bazars par les bataillons qui étaient restés dans la place. Il parvint avec de grands efforts les jours suivans à reformer les débris de son armée. Telle était néanmoins la consternation qu’au moindre mouvement des Russes il eût été impossible au mouchir de se maintenir à Kars ; mais à la surprise universelle le général Béboutof demeura immobile dans sa position d’Indjé-Déré. Son inaction permit aux Turcs de respirer. Enfin le 17 août le mouchir apprit que l’armée russe se disposait à regagner Goumry. Les bachi-bozouks allèrent rôder autour du camp, parvinrent même à enlever quelques chariots qu’ils ramenèrent en triomphe à Kars. Moustafa-Zarif, enchanté de cette retraite, écrivit à Constantinople qu’il avait repoussé les Russes sur Goumry et leur avait enlevé une grande partie de leurs bagages. Le canon de la ville, tiré en signe de réjouissance, annonça aux pieux musulmans que le Tout-Puissant avait béni les armes du sultan.


IV

Moustafa-Zarif-Pacha eut beau faire cependant, personne ne voulut accepter la déroute de Kourouk-Déré comme une victoire, et lord Stratford ayant demandé son rappel, l’ordre de venir rendre compte de sa conduite parvint au mouchir dans le courant de septembre 1854, au moment où le colonel Williams arrivait à Kars. L’inspection minutieuse à laquelle cet officier se livra lui révéla bientôt la misérable condition où ce triste chef laissait son armée.

« J’admire, dit-il dans un ensemble de rapports adressés à lord Clarendon, la patience avec laquelle cette race endurante et sobre de l’Asie supporte des souffrances qui deviendraient partout ailleurs un sujet de continuelles mutineries.