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pierre en est mal scellée, et nulles sentinelles encore n’ont pu garder le mort qu’il renferme.

Je trouvai le maréchal Canrobert à Suse. Peu d’instans après mon départ, le maréchal quittait Lyon, où je m’étais séparé de lui ; il traversait en quelques heures, avec des chevaux de poste, la route que je mettais trois jours à parcourir, et se rendait à Turin, où l’appelaient les plus urgentes nécessités. La loyauté de la France, qui avait attendu l’invasion du territoire piémontais pour faire avancer ses soldats, pouvait rendre critique notre situation et celle de nos alliés ; une généreuse et hardie résolution venait de prescrire le passage des frontières aux troupes placées le plus près des Alpes. On avait compté avec raison sur l’apparition de notre drapeau pour donner aux Italiens la résolution et la confiance que réclamait cette heure décisive ; mais il ne fallait point que ce drapeau subît un échec, et tandis que nos bataillons s’embarquaient pour Gênes et descendaient du sommet des Alpes, l’armée autrichienne tout entière avait franchi le Tessin, et par une marche rapide elle pouvait mettre Turin en danger.

Commandant alors en chef les premières troupes qui pénétraient en Italie, le maréchal Canrobert s’était dirigé en toute hâte vers cette capitale menacée avec le général Niel et le général Frossard. Après une visite à la Dora-Baltea, qu’un moment il fut question de défendre, il avait décidé l’occupation de Casal et d’Alexandrie. J’ai moins que jamais la pensée d’écrire une œuvre stratégique, mais je ne saurais passer sous silence ce mouvement, qui étonna les Autrichiens et favorisa si puissamment la concentration de notre armée. Pour comprendre d’ailleurs même les plus infimes détails d’un tableau, il faut qu’on en connaisse les grandes lignes.

Je trouvai donc le maréchal Canrobert à Suse, établi au palais épiscopal, qui était devenu notre quartier-général. La ville était encombrée de troupes se promenant sous une pluie torrentielle à travers des rues creusées par un large ruisseau, et où d’innombrables gouttières déversaient leurs eaux sur les passans avec un fracas de cascade. Je n’ai vu Suse que sous ce ciel inclément, à travers ce déluge ; quand elle me serait apparue à travers le plus gracieux sourire d’un ciel printanier, je ne sais s’il aurait pu m’en rester un bien net et bien vif souvenir. Nous étions livrés, en ces débuts d’une guerre soudaine, à cette maussade activité qui rappelle les insupportables vulgarités des voyages ; nous appartenions au chemin de fer : il fallait embarquer hâtivement les hommes, les chevaux, les munitions ; puis nous appartenions encore aux télégraphes électriques, dont les fils s’agitaient sans relâche. Cette double voie ouverte à l’inquiétude humaine, cette ligne de fer sur le sol, cette