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pas hâtif en sortant de table, me repentant des loisirs que je m’accordais. Ces étranges figures dont elle est bordée, ces grands fantômes équestres créés par le génie des panoplies, m’ont bien autrement frappé que si je les avais contemplés, pendant de longues heures, du regard tranquille dont on savoure les richesses d’un musée. Je sentais le souffle des guerres présentes passer à travers ces héroïques armures qui me racontaient les guerres d’autrefois. À l’approche de l’un de ces orages dont elles aimaient jadis les fureurs, toutes ces choses belliqueuses me semblaient frémir comme des arbres prêts à se livrer aux étreintes de la tempête. Je regardai avec une curiosité ardente une cuirasse qui avait appartenu au prince Eugène de Savoie. Les traces de balles qui marquent en maint endroit l’acier damasquiné prouvaient que ce vaillant capitaine pratiquait le métier de soldat. Près de cette cuirasse reposait, sous un verre et sur un coussin de velours, une épée portée autrefois par Napoléon Ier, une de ces épées délicates et minces que chacun connaît, représentant une pensée plutôt qu’une force matérielle, une épée symbolique évoquant le génie silencieux qui a dominé les plus grands tumultes de ce monde.

Je dois au palais de Turin un souvenir aussi vivant que celui de sa salle d’armes, c’est le souvenir de son jardin. Dans quelques pages publiées récemment, le plus grand rêveur de notre siècle, le roi de ces songes tristes et splendides qu’a tant aimés une génération déjà vieillie, l’auteur de René passe en revue tous les jardins où il a erré. Le fait est que le jardin sera toujours, malgré ce que la poésie du siècle dernier en a voulu faire, une sorte de région mystérieuse où résident des puissances plus humaines et plus émues que les sauvages énergies de la nature. C’est dans un jardin que le premier sourire de la femme dore le premier péché de ce monde ; c’est dans un jardin qu’un Dieu, transformé un instant en homme par un miracle de dévouement et d’amour, sent toutes les tristesses humaines envahir son âme, où il découvre le seul infini de cette terre, la douleur. Aussi ai-je toujours eu les jardins en vénération, même avant les momens que j’ai passés dans le jardin de Turin.

Il était environ trois heures ; c’était le 2 mai ; le maréchal Canrobert, accablé par la fatigue d’un travail incessant, voulut respirer l’air pendant quelques minutes ; il se fit ouvrir le jardin qui s’étendait sous les fenêtres des appartemens où il résidait. C’était un jardin dessiné de cette simple et large manière dont le XVIIe siècle eut le secret : de longues allées droites et sévères, bordées d’arbres majestueux ; aucune de ces grâces théâtrales, nul de ces ornemens factices que le goût moderne a introduits dans le royaume même de la verdure et des fleurs. Le château, dont je n’avais vu que confusément