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La plus grande partie de nos troupes est passée, je traverse le pont pour aller rejoindre le maréchal, et je puis m’assurer enfin que c’est bien le canon autrichien dont nous avons entendu l’explosion, car un officier supérieur d’infanterie, le commandant Duhamel, vient d’avoir la tête emportée par un boulet, et quelques soldats gisent dans leur sang. En me dirigeant vers l’endroit d’où partent les projectiles, je comprends l’incident qui se produit : l’ennemi s’est avisé de notre opération, il voudrait la troubler ; heureusement il est trop tard. Dans quelques instans, le troisième corps tout entier aura franchi la Sesia. Dès à présent nous avons assez de monde sur la rive où tonne le canon autrichien pour goûter une sécurité parfaite. Je rencontre le maréchal Canrobert, qui a parcouru le village de Palestro, et qui revient attiré par la canonnade. Il s’arrête sur un tertre, et fait mettre en batterie, pour répondre à ce feu tardif qu’un remords de l’ennemi dirige contre nous, quelques-unes de nos pièces à longue portée. Alors s’engage un rapide combat d’artillerie qui, malgré ses faibles proportions, captive mon esprit. En revoyant ce petit nuage rougeâtre que les boulets soulèvent quand ils tombent au milieu d’un champ, en contemplant l’herbe écrasée, le sol meurtri par ces globes mystérieux de fer dont dépendent tant de destinées, je rentre en des régions que je croyais évanouies. Derrière le visage de l’Italie, je retrouve le visage de la Crimée. Rien d’étonnant à cela : Italie et Crimée se confondent pour moi dans un même idéal, cet idéal que les plus éclatans comme les plus obscurs, les plus grossiers comme les plus raffinés entre les gens de guerre, ont pour fin suprême de leurs actes, pour loi secrète ou cachée, niée ou reconnue, mais toute-puissante de leur vie.

Presque en même temps que cette action, un glorieux fait d’armes s’accomplissait. Le 3e zouaves, placé alors sous les ordres du roi Victor-Emmanuel, avait cette magnifique affaire qui restera parmi les plus glorieux titres de notre infanterie. Ce fut seulement à la fin de la journée que je pus contempler des lieux désormais célèbres dans notre histoire militaire : ce champ où les zouaves commencèrent leur course héroïque sous les boulets autrichiens, à une si grande distance des pièces dont ils allaient éteindre le feu, cette rivière encaissée et profonde où ils se jetèrent à la nage, ce talus glissant où s’imprimèrent leurs mains, ce pont dont ils gravirent les parapets, et où s’agita cette mêlée qui rappelle les combats des vieux âges. Il était trois heures de l’après-midi ; nous n’étions pas encore descendus de cheval. Le maréchal Canrobert visitait, avec le roi de Sardaigne, le village de Palestro. Nous étions derrière une pièce placée dans la direction de Robbio, qui de temps en temps envoyait quelques projectiles à longue portée sur la route qu’elle dominait. Tout