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cet instant, c’était son régiment, c’était l’armée, c’était la France. Rien ne lui appartenait, ni sa marche, ni son regard, ni ce geste d’une indicible majesté que nul art ne pourrait enseigner au plus habile. Il me rappelait cette fiction des poèmes épiques qui fait tout à coup d’une enveloppe terrestre l’asile d’un hôte divin. Cette fiction, comme toutes les prétendues créations de notre cervelle, répond à une merveille du monde réel. C’est cette merveille que je voyais passer dans la grande rue de Palestre

L’empereur, en quittant le village, voulut visiter l’endroit où s’était livré le rude combat du matin ; le maréchal Canrobert l’accompagnait : je parcourus ainsi moi-même ces lieux restés dans mon esprit avec une netteté que m’explique l’émotion dont ils étaient remplis encore au moment où ils frappèrent mes regards. Nos chevaux entrèrent d’abord dans un champ où l’on voyait que l’action avait commencé. La terre y était déchirée par des boulets, foulée par des pas rapides ; çà et là apparaissaient quelques-unes de ces épaves dont le sol est jonché après les orages de la poudre : des fusils brisés, des cartouches, des gibernes, quelques cadavres enfin, qui devenaient plus nombreux et plus pressés à mesure que l’on s’avançait vers l’endroit occupé, il y avait quelques heures, par les canons autrichiens. Ces canons étaient placés derrière une rivière, ils prenaient les assaillans en écharpe. Dans une course aussi intelligente qu’audacieuse, les zouaves, après avoir supporté sur leur flanc le feu de l’ennemi, exécutèrent un à gauche avec leur prestesse merveilleuse, et se jetèrent dans la rivière, dominée par une berge droite et haute où les Autrichiens avaient établi leurs pièces. Avec une incroyable prévoyance, une sagacité guerrière qui tient de l’instinct des sauvages, en franchissant le talus qu’ils rencontrèrent au sortir de l’eau, quelques-uns d’entre eux prirent dans leurs mains de la terre glaise ; dans la lutte corps à corps de ces zouaves avec les canonniers ennemis, cette argile devait servir à boucher la lumière des canons.

Tous les incidens de la lutte à peine éteinte dont je parcourais le foyer brûlant encore parvenaient à mes oreilles, à mon cœur, à mon esprit de mille façons. Ce combat que me racontaient maintes bouches m’environnait, me saisissait comme ces peintures disposées par un art savant dans des chambres magiques. Pour rendre honneur à l’empereur, le 3e zouaves avait pris les armes. Cet admirable régiment était rangé en bataille sur le lieu même qu’il venait d’illustrer. À quelques pas des vivans, qui, les yeux ardens et le corps immobile, présentaient les armes au souverain, gisait dans la sinistre pâleur, dans les bizarres attitudes familières aux cadavres des champs de bataille, le pêle-mêle des morts. Deux dépouilles surtout se faisaient remarquer par la terrible mutilation dont elles