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nous l’avons dit, une brigade de cette division, la brigade Picard, nous avait heureusement précédés. Le maréchal ordonne au général Renault, dévoré d’une impatience semblable à la sienne, d’accourir avec la brigade Jeannin en écartant tous les obstacles de la route, et lui-même, entouré de son état-major, vole au canon de toute la vitesse de son cheval. Deux hussards de notre escorte, lancés en avant de nous, tracent un sillon dans cette foule pesante de voitures que rien tout à l’heure n’aurait semblé devoir ouvrir. Au sortir du tumulte des charrettes, les rangs pressés des soldats à travers lesquels nous courons s’écartent d’eux-mêmes avec rapidité. Cette multitude armée sent passer au milieu d’elle non point un homme, mais une volonté, une force dont rien ne doit retarder l’essor. Au fur et à mesure que nous approchons de la fournaise où s’accomplit le grand œuvre, tous les bruits du combat deviennent distincts et s’emparent avec énergie de nos oreilles : puis voilà ces mille émotions qui rayonnent dans une variété innombrable d’incidens à l’entrée des champs de bataille. Le souffle et la lave du volcan arrivent à nous.

Le maréchal s’arrête un instant devant l’empereur, qui se tient à ce pont de Buffalora dont il a défendu les abords par des batteries qu’il a lui-même fait placer. On sait que le pont de Buffalora est miné, une partie s’en est écroulée déjà ; mais heureusement la poudre autrichienne a fait incomplètement sa besogne, elle a laissé une voie périlleuse et vacillante où se pose le pied de notre armée. L’empereur veille sur cette fragile artère par laquelle circule tout le sang dont se nourrit la bataille, et qui, en se rompant, frapperait chacun de nous au cœur. Il adresse quelques paroles au maréchal Canrobert, et notre course effrénée recommence. Il était en ce moment près de quatre heures. Le ciel était alors bouleversé par un orage printanier, orage passager et sans sérieuses colères, mais qui jouait avec le soleil dont il brisait les rayons, avec les nuées qu’il assemblait, dispersait, barbouillait de mille couleurs, et qui mettait ainsi les régions de la lumière en harmonie avec le théâtre de nos combats. Ainsi je me rappelle deux rapides impressions de mon entrée sur le champ de bataille. Tandis que devant moi je voyais se dessiner sur un ciel bleu les uniformes de nos soldats et monter dans une clarté transparente la fumée blanche de notre mousqueterie, à ma droite, dans un immense pan de vapeur grise traversé par de fauves rayons, semblable à ce voile de nuées que les peintres abaissent derrière la croix où meurt le Christ sur la cime du Golgotha, je voyais s’avancer une longue et sombre colonne. C’étaient des prisonniers autrichiens marchant entre des baïonnettes françaises. Sur ces visages de vaincus, je retrouvais çà et là ce regard tout rempli