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avions un passage de rivière à opérer, le passage de la Chiese. Le général Jeannin, depuis la veille, occupait avec sa brigade le pont jeté sur ce cours d’eau. Derrière la Chiese serpentaient des routes étroites et bordées d’arbres où nous étions engagés depuis quelques instans, quand nos oreilles entendirent tout à coup dans l’air matinal le bruit distinct du canon. Je pensai, pour ma part, qu’il se livrait sur notre front quelque combat d’avant-garde. L’idée d’une grande bataille ne s’offrit point d’abord à mon esprit. Cependant je sentais bien par instinct que l’air était chargé de poudre. À quoi se devinent ces orages humains que j’ai vus fondre tour à tour dans les rues les plus fréquentées de nos villes et dans les paysages faits pour la solitude, voilà ce que je ne saurais trop dire. Il me semble que le sol sur lequel on va se battre change d’aspect, comme la mer que les souffles de l’ouragan vont bouleverser. Le pavé prend quelque chose d’ardent et de sinistre, l’herbe a des frémissemens inconnus. Ainsi du moins peut en juger une âme toute remplie elle-même des passions qui vont se déchaîner en elle et autour d’elle. Du reste, dans la matinée du 24 juin, des signes précis se joignirent bientôt aux signes d’une espèce vague et incertaine. Au moment où le soleil enflammait l’horizon, nul de nous n’avait plus besoin, pour connaître l’avenir de la journée, d’interroger ce sens occulte qui des parties intimes de notre être perçoit à travers le monde tout un ordre de phénomènes mystérieux, nos sens ordinaires et visibles suffisaient pour nous instruire. À des coups de canon isolés, lointains, semblables à la voix intermittente d’un navire en détresse, avait succédé une canonnade rapprochée et soutenue. Comme la voix d’un chanteur se détachant en notes légères sur la puissante harmonie d’un orchestre, la fusillade ne tarda point à jeter ses étincelantes broderies sur le fond imposant de la canonnade. Les oreilles éprises de sons guerriers purent bientôt distinguer avec plaisir le feu de deux rangs, à la fois si preste et si régulier dans ses allures, le feu capricieux des tirailleurs, le feu brusque, mordant et rapide des pelotons, enfin toutes les sources d’accords dont se compose le concert d’une bataille. C’était une bataille en effet qui s’engageait à quelques pas de nous.

Il est un sentiment que j’éprouve toujours, quand la fatalité de mon récit m’amène à une de ces actions que je voudrais dire comme chacun voudrait les savoir : c’est une sorte d’embarras, de découragement et de regret. Ces figures éclatantes et de cent coudées que l’on appelle des victoires, quand j’essaie de les peindre, je comprends combien je les ai mal vues. Dans cette immense étendue de terrain où s’est livrée la bataille de Solferino, je n’ai vraiment connu que la motte de terre qui s’est ensanglantée sous mes yeux. Je suivrai ma coutume ; je resterai obstinément dans le cercle où mon