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de morts également souillés par le sang et par la boue ! Les corps d’hommes et de chevaux répandus à travers ces vastes espaces, attachés aux flancs de cette terre chaude et féconde, offraient une image adoucie du trépas ; cependant j’éprouvai, en épelant sur les lieux mêmes où elle venait d’être écrite, cette page de notre histoire, une impression qui ne me trompa point. Je me dis que ces prodigalités magnanimes de la vie humaine, auxquelles la guerre moderne condamne les nations, ne peuvent avoir lieu en vain, qu’une journée où, pendant dix-sept heures, la mort a plané sur quatre cent mille hommes doit être forcément décisive. Aussi je me préparai à la fin de la campagne, quand sur les hauteurs mêmes de Solferino j’entendis ces paroles de l’empereur : « Espérons que tant de sang ne sera point perdu pour le bonheur des peuples ! »

Après la bataille de Marengo, qui fut bien loin pourtant d’égaler la bataille de Solferino en carnage, Napoléon Ier éprouva un de ces sentimens soudains et puissans, étrangers aux conseils de la politique, supérieurs peut-être aux inspirations mêmes du génie, un de ces sentimens, le secret des âmes héroïques, qui éclosent sous les regards de Dieu, dans les parties les plus hautes et les plus mystérieuses de la conscience. « C’est sur le champ de bataille, écrivit-il à l’empereur d’Autriche, au milieu des souffrances d’une multitude de blessés, et environné de quinze mille cadavres, que je conjure votre majesté d’écouter la voix de l’humanité. » Cette lettre, que nous a donnée tout entière un historien célèbre de nos jours, m’a vivement frappé. Celui qui l’avait tracée en fut lui-même ému et surpris. Sa surprise ne fut point mêlée toutefois du remords secret dont sont pénétrés, à ce qu’ils nomment leur réveil, ces hommes qui accusent leur esprit d’avoir dormi quand ils ont laissé s’accomplir quelque acte généreux de leur cœur. Il accepta, sous la forme imprévue où elle s’était offerte à lui, une pensée dont il comprenait et respectait la source.

Or la source de la pensée qui arracha au vainqueur de Marengo cet étrange cri de pitié et de tristesse, la bataille de Solferino, suivant moi, la faisait de nouveau jaillir. Dans la maison dévastée, aux vitres brisées, aux chambres remplies de cartouches, où je couchai le soir du 25 juin, j’appris sur la bataille de la veille ces innombrables détails qui déterminent et complètent au fond de notre mémoire l’image de ces grandes actions. Je voudrais transcrire ici les noms de tous ceux dont on me raconta le trépas. Ces listes d’hommes tombés sous le ciel, les armes à la main, pour une de ces causes qui intéressent les masses, mais qui sont si étrangères à l’individu, ces listes m’ont toujours singulièrement remué. Je me surprends sans cesse à lire et relire une série de noms ignorés qui me semblent