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défendue avec énergie par les nôtres. Son régiment, qu’il avait ramené plusieurs fois sous un feu opiniâtre, était près de céder quand il reçut une blessure mortelle. Encore animé pour un instant de l’âme qu’il allait rendre à Dieu, il se fit porter comme un drapeau par ses soldats et les maintint ainsi à leur poste. Pendant quelques minutes, ce régiment décimé se tint immobile sous notre feu, élevant entre ses bras son chef qui mourait. J’aime à croire que tout est vrai dans ce trait ainsi raconté. Je ne sais rien de plus touchant que ces soldats ralliés autour de ce magnifique trépas, que ce chef transformant en étendard, par une suprême et sublime inspiration de son agonie, son corps qui devient un cadavre. Il n’est point de défaite honteuse sous un pareil drapeau, et je ne souhaite à nos ennemis que de nobles revers.

Mais plus la bataille de Solferino me fut connue dans toutes ses grandeurs, plus je me préparai au dénoûment qu’amènent de semblables actes. Pour ma part, je n’éprouvai aucune surprise quand, dans cette belle campagne de Valeggio où notre armée entière était sous les armes, le général Fleury passa un matin, revenant de Vérone et rapportant l’armistice conclu entre les deux empereurs. » Peu de temps après cette journée, l’armistice était devenu la paix. L’Italie n’allait plus être occupée que par les troupes destinées, sous les ordres du major-général le maréchal Vaillant, à veiller sur les grands intérêts dont avaient décidé nos victoires.

Avec la paix finissent ces récits. Je ne suis pas un voyageur. Pav un caprice bizarre de ma nature, les lieux m’ennuient quand je cesse d’y sentir cette âme que leur prête la guerre. J’éprouvai en traversant Gênes une des plus mornes tristesses dont j’aie été jamais envahi. Toute cette pompeuse série de palais couvrant de leur ombre des rues étroites ne disait rien à mon esprit. Que m’importait cette muette magnificence du marbre alors que mes yeux étaient encore remplis de la splendeur vivante des batailles ! Dans le maladif dédain qui me saisit, je repoussai même, je m’en accuse, des jouissances chères Il mon cœur : je ne visitai aucun de ces musées où j’aurais voulu goûter en d’autres temps cette précieuse et bien-aimée rêverie que nous verse la lumière immortelle des tableaux. Ce fut seulement en saluant la France que je sentis renaître en moi les souffles habituels de ma vie. Quand j’eus touché ce sol auquel tant de liens invisibles nous attachent, je regardai en arrière sans chagrin. Je souris à cette ombre que notre armée ne se lasse point d’aller chercher dans la région des épouvantes et de la mort, à cette gloire qui est l’épouse idéale de notre pays.


PAUL DE MOLENES.